Je crains que mon avis, que je vais tenter d'exprimer, ne paraisse extrêmement paradoxal. Mais, en réalité, ce n'est pas mon avis, le paradoxe, mais celui-ci nait, en réalité, du sujet même de cet essai.
Naturellement, comme toutes celles et tous ceux qui ont écrit sur ce livre (avant de publier cette chronique, mais après avoir décidé ce qui en serait le contenu, j'ai été regarder ce que d'autres avaient pu faire et dire !), j'ai connu la tentation de mettre en oeuvre la recommandation et de ne pas lire ce livre. D'habiller une forme d'indécision de ma part des oripeaux de la facilité.
Mais j'ai finalement fait un autre choix, pour appuyer, pour souligner le paradoxe de cette lecture. J'indiquais précédemment que le dispositif, dans la plupart des chapitres, on part d'une oeuvre, qui étaye un raisonnement. Et pratiquement à chaque chapitre, il me semble qu'il y a un biais. le premier, autour du livre de
Robert Musil, ne parle en réalité pas de lecture, mais d'un bibliothécaire, c'est à dire quelqu'un dont le métier – éminemment honorable, ce n'est évidemment pas la question – n'est pas de travailler sur le contenu des livres mais sur leurs métadonnées.
Dans le chapitre autour de l'oeuvre d'
Umberto Eco, le développement vise à montrer que l'on peut, comme Guillaume de Baskerville, déduire d'une enquête le contenu d'un livre que l'on n'a même jamais vu… mais, justement, entre mener une enquête, au risque de se tromper, et se contenter de lire le livre, quelle démarche est la plus pratique ?
Dans le chapitre construit autour de
Graham Greene, on revient sur cette notion de bibliothèque, mais là encore, la démarche qui consiste à construire, organiser, structurer, faire vivre une bibliothèque n'a rien à voir avec la question de la lecture, qui est pour moi une démarche personnelle, interne, presque !
Bref, chacun des développements peut être critiqué. Et pourtant, au fur et à mesure du livre, on est amenés à se poser la question de ce qu'est en réalité un livre, de la différence qu'il y a entre parler d'un livre et se nourrir d'un livre. Et c'est, finalement, sur cette image que je veux rester : certes on peut parler des livres que l'on n'a pas lu. Les exemples ne manquent pas. Mais je suis devant un livre comme devant une pâtisserie : la regarder me permet évidemment d'en parler, d'en identifier le type, mais c'est tout de même en la mangeant – et, parfois, en la dévorant – que je m'en nourris le mieux !
Enfin, notamment dans le chapitre articulé autour des écrits d'
Oscar Wilde, la réflexion tourne autour de la question de savoir en quoi, en parlant d'un livre, le locuteur parle en fait d'abord – et avant tout ? – de lui. Une idée qui évidemment ne peut que parler à tous les lecteurs : chacun de nous a forcément fait l'expérience d'un livre que tout désignait comme étant exactement le type de livre qui devrait nous plaire, mais, parce que ce n'est pas le bon moment pour nous, que nous ne recevons pas. C'est bien que le lecteur aussi a sa place dans le livre… et qu'il est, dans ce que nous en disons, une expression de nos egos, aussi.
Enfin, cet essai se termine sur une idée extrêmement intéressante et motivante : l'idée que débarrasser les élèves, les étudiants, de la pesanteur culturelle des « grands livres » serait une façon de débrider leur créativité. Et, en effet, créer, c'est démonter, détruire, déconstruire, pour réorganiser. Mais j'ai un doute sur le fait que cette activité soit réellement aussi démocratique qu'il y paraisse, parce que pour déconstruire, il faut avoir les codes. Penser que l'on peut passer de l'absence de codes à la création me parait discutable… mais ce pourrait être l'objet d'un autre essai !
Sortant de cette lecture, je ne parlerai pas plus qu'avant de livres que je n'ai pas lus. Mais l'intérêt de cet essai est pour moi bien davantage dans la réflexion qu'il suscite que dans le guide pratique qu'il propose… et dont je ne crois pas réellement que ce soit le but de l'auteur…
J'espère enfin, en forme de clin d'oeil à la citation proposée plus haut, ne pas blesser
Pierre Bayard : peut-être ai-je apprécié son livre juste assez pour ne pas « le confronter abruptement à ce qu'il y a d'irréductible en lui-même » !
Lien :
https://ogrimoire.com/2021/1..