QUERELLE D'EXPERT ?
En quelques cent-vingt pages bien senties - suffisamment étayées et détaillées pour ne pas être imposées d'autorité, assez concises et résumées pour ne pas lasser le lecteur ni le perdre dans des connaissances qu'il ne domine pas forcément - le célèbre sinologue français, traducteur et analyste de l'oeuvre de
Tchouang-Tseu,
Jean-François Billeter règle ses comptes - strictement intellectuels - avec un autre sinologue français de réputation mondiale, l'auteur de Procès et création (entre autres), le chercheur, universitaire et philosophe
François Jullien.
Le moins que l'on puisse en dire c'est que le premier ne partage ni la méthode, ni les analyses et encore moins les conclusions du second quant à cette fameuse "Chine éternelle", et, plus encore, à cette supposée rencontre impossible, ces différences irréconciliables qui éloigneraient définitivement la pensée chinoise de la pensée européenne. La première serait définitivement et de tout temps immanente, la seconde aussi invariablement transcendante. C'est contre ce socle de pensée radical et, selon lui, presque totalement erroné, que
Billeter se porte, et de quelle manière, en faux.
Bien entendu, tout cela pourrait sembler n'être qu'une de ces énièmes querelles picrocholine dont les spécialistes, chercheurs et autres experts sont souvent friands, sans que quiconque en dehors d'eux-mêmes et d'un tout petit cénacle puisse y puiser le moindre intérêt mais il n'en va justement pas de même dans ce court ouvrage. En effet, au-delà des connaissances sur la Chine, son histoire, sa (ou ses) philosophie, ses faiblesses et ses vertus, que
Jean-François Billeter nous dispense avec son aisance et son habileté coutumières, c'est à une critique fondamentale et radicale qui dépasse, et de loin, les points de rupture existant entre deux intellectuels, seraient-ils de très haut niveau. Que
François Jullien se situe dans une sorte d'héritage européen d'idéalisation "a priori", et sans remise en cause possible, de ce que serait -de ce que doit être ! - la pensée chinoise, ne l'excuse en rien : c'est à une pure "idéologisation" de la pensée, une perversion de celle-ci à laquelle, selon
Billeter, M. Jullien se livre de manière permanente et systématique depuis la rédaction de ses ouvrages clés. Et de nous démontrer comment cette pensée viciée use et abuse d'artifices, détourne des textes de leurs implications originelles - en n'en citant que des extraits décontextualisés, en ne faisant aucun effort de modernisation de leurs traductions, etc -, comment toute démonstration advient a posteriori des thèses, des affirmation ad abrupto de ce sinologue pourtant renommé. Et comme nous le rappelle
Billeter, tout cela ne serait que d'une importance fort mineure si
François Jullien n'avait la prétention d'imposer SA conception de cette hypothétique "Chine des lettrés" dénuée de toute base matérielle (qu'elle soit historique, biographique, sociale ou culturelle) examiné via le prisme du doute critique et contradictoire auprès d'un public tant large que managérial puisque celui-ci donne désormais des conférences auprès de chefs d'entreprises, leur délivrant ainsi SA bonne parole afin de comprendre - mais comprendre quoi, pour le coup ? - la Chine et les chinois.
On songe aussi à tous ces intellectuels - et ils couvrent tous les domaines de la connaissance - ayant agit ou agissant encore ainsi, pour leur plus grande célébrité peut-être, mais certainement pas pour le bien de la pensée humaine.
Précisons que ce petit opus, certes ferme et rude, de l'auteur brillant des Leçons sur
Tchouang-tseu, se termine par quelques pages absolument réjouissantes, d'une part, sur l'aveuglement presque imbécile -et certainement très ignorant- de responsables d'une des plus célèbres collections de notre édition nationale s'étant fait berner au point de publier un ouvrage des plus mineurs de la littérature chinoise en lieu et place d'autre beaucoup plus essentiels. Et d'autre part, d'un petit chapitre intitulé "Regard ému sur ma vie" qui résume avec jubilation la fin de vie difficile et l'oeuvre d'un lettré chinois nommé Li Tcheu ayant voulu se libérer du joug des habitudes et des interdits de son temps.