L'EUROPE ! L'EUROPE ! L'EUROPE !
C'était un jour de décembre 1965, le futur président élu (pour la première fois de l'histoire de cette nouvelle République, taillée comme un costard pour son premier thuriféraire) prononçait l'une des petites phrases dont il avait le secret (et peu de contradicteurs, ni les moyens communicationnels dont nous disposons aujourd'hui, est-il nécessaire de le rappeler ?) :
«Alors, il faut prendre les choses comme elles sont. Car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe !... mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont.»
Bien entendu, il n'est pas question pour le sinologue et philosophe
Jean-François Billeter, dans ce bref essai de moins de cinquante pages et qui relève presque (le "presque" est d'importance) du discours programme, de revenir sur ces mots aussi mythiques que relativement révolus (dans le sens où une certaine forme de construction européenne - qu'on l'apprécie ou pas - s'est finalement faite). Il s'agit pour lui, européen convaincu (notons au passage que M. Billeter est de nationalité suisse...), de dire ce que le vieux continent est ou devrait être à même d'apporter encore, en terme de civilisation, à lui-même d'abord, et à l'ensemble de la planète ensuite. Pour cela, il imagine les contours d'une nouvelle République dans laquelle les (futurs) anciens Etats-nation auraient achevé d'abandonner leur souveraineté tandis que les citoyens retrouveraient la pleine et entière liberté de leur citoyenneté, de même que des euro-régions équilibrées, trouvant leur légitimité dans les histoires et géographies locales (pour les plus anciennes) ou de création récente lorsque c'est nécessaire, auraient pour ainsi dire valeur de personnes morales parlant d'égales à égales, en lieu et place des actuels pays. le tout, sur un continent qui aurait définitivement tourné le dos aux impérities et même à l'enfermement mortifère du Capitalisme, et dans un univers fait de justice et d'équilibre...
Nul n'est forcé de partager le rêve de
Jean-François Billeter. Ou, au contraire, de l'estimer aussi grandiose qu'indispensable. Tout un chacun est en droit - en devoir - de se faire ses propres opinions. Mais c'est pourtant là que le bât blesse :
Jean-François Billeter nous a jusque là habitué à faire ce qui devrait être la pierre angulaire de toute réflexion : penser par soi-même. Car si l'on peut aisément entendre - trouver nécessaire, même - que toute pensée se nourrit tant de ses propres expériences que celles d'autrui, de lectures, de théories émanent d'autres que soi, il en va autrement de ce qui apparaît ici comme d'une espèce de recopiage très résumé des hypothèses et propositions d'autres que lui-même (en l'occurrence celles de la politologue allemande
Ulrike Guerot, fervente promotrice de cette "République européenne" ici présentée) et, pour qui connait, suit et apprécie de longtemps l'exercice de la pensée chez J-F Billeter, osons écrire qu'ici, cela ne fonctionne vraiment pas :
On a ainsi droit à une succession de raisonnements oiseux qui ne tiennent que sur des voeux aussi pieux que très fortement improbables, qui se succèdent dans une ronde effrénée de verbes conjugués au futur simple fleurant leur impératif ("On fera cesser", "on arrêtera", "il faudra", "on laissera", etc), de formulettes simplettes indignes d'un penseur de ce calibre : «Des emplois disparaîtront, d'autres se créeront.» (sic !), des imprécations et autres paroles creuses plus dignes d'un gourou que d'un chercheur : «Il faudra délibérer et décider de ce qui est utile à l'accomplissement humain et de ce qui ne l'est pas», des pétitions de principe dont on ne sait sur quoi elle reposent : «Les Européens seront chez eux dans toute l'Europe, ce qui ne les empêchera pas d'être attachés à une région particulière.» L'ensemble de ces souhaits semblant faire table rase de l'actuelle UE, comme si cette dernière n'avait pris, au pire, qu'une mauvaise voie au cours de son histoire récente mais qu'un peu de rêve, de bonne volonté et d'idées généreuses pouvaient remettre sur les bons rails en un tournemain...
Et presque tout est à l'encan... comme si M. Billeter était à son tour atteint de cette maladie étrange, merveilleuse mais souvent néfaste qu'est, de notre point de vue, cette Européisme aveugle - même s'il nous faut bien reconnaître que la vision de cette Europe idéale selon
Billeter est plus proche de la notre que celle actuelle - et surtout totalement "hors sol" d'une partie de nos élites.
Il y a aussi qu'en cours de route, on ne sait plus trop bien si
Jean-François Billeter nous parle encore d'Europe où si, dans son rêve de monde plus juste, plus beau, ce n'est pas de l'humanité toute entière dont il est question. Ce glissement qui s'opère, s'il est empli d'un bel humanisme social et universaliste, ne laisse pas de troubler le lecteur attentif qui se demande bien comment cette Europe qui n'existe déjà pas pourrait se trouver confortée par ce qui est encore moins probable à l'échelle de la planète. Car la République européenne de
Jean-François Billeter s'échoue sur un écueil de taille, le plus important et impossible à la fois : c'est que, pour que cette Europe qu'il appelle de ses voeux voit le jour, il faudrait qu'elle tourne le dos totalement à la pensée capitaliste et aux fonctionnement sociaux-économiques qui en découlent. Or, s'il évite soigneusement le sujet, du moins, s'il ne le traite pas de front, il sent bien que ce préalable ne peut advenir que si la planète toute entière abandonne d'une seule volonté le fondement de la quasi-totalité l'économie terrestre. Autant attendre le grand effondrement annoncé par les collapsologues, de plus en plus nombreux : celui-ci semble désormais bien plus certain (à plus ou moins forte échelle) que ce genre de mirage illusoire de la pensée.
Pour en revenir à la petite phrase assassine de feu le Général,
Jean-François Billeter déçoit ici doublement : parce qu'il nous rejoue les cabris d'antan dont la première défense idéologique de l'Europe était d'en répéter le mot à la manière d'un prêtre antique, et de s'attirer ainsi les mannes de la destinée mais, plus grave encore, il répond exactement à la première partie du bon mot gaullien : il refuse de voir, de prendre, de jauger les choses à l'aune de ce qu'elles sont, ce à quoi l'auteur du génial "Leçons sur
Tchouang-Tseu" ne nous avait habitué ni dans son "
Un paradigme", qu'il faisait résolument partir de son expérience sensible immédiate, ni de son complexe "Esquisse", plus "en hauteur" philosophiquement parlant mais où il approfondissait avec beaucoup de culture et d'intelligence l'idée d'un retour à la pensée première des Lumières, toute faite de Raison (c'est à dire de mise en doute conscient et permanent, de réflexion) et non pas de raisonnements (calculateurs) ni de raisonnable (liberticide) comme celle-ci a été peu à peu revue, corrigée, déformée par la suite. C'est d'ailleurs à l'aune de cette grande pensée qu'il faisait la peau, de manière profonde, à la pensée capitaliste.
Même si sa critique fondamentale du Capitalisme nous semble demeurer juste, même si son rêve d'une Europe réellement démocratique des citoyens a tous les atours d'un idéal politique à perfectionner,
Jean-François Billeter semble être ici tombé dans tous les travers possibles de cette Europe intellectuelle et politique totalement détachée des peuples, de leurs histoires à la fois communes et diverses, de leurs langues multiples mises en danger par l'uniformisation anglo-saxonne (de même que leurs modes de vie), de ces sursaut populistes dont on peut craindre le pire mais qu'il est stupide tout autant que dangereux de les balayer d'un revers de la main sans chercher à en comprendre sincèrement les sources ni les ressorts.
Cette manière pour le moins idéologique d'aborder cette éternelle "autre Europe possible" toujours promise (surtout par les partis et gens de gauche) mais que l'on ne voit jamais venir depuis cinquante ans qu'elle est promise aux citoyens, c'est aussi totalement faire l'omission de problèmes plus globaux que notre planète connait de manière de plus en plus pressante (auxquels cette même UE a d'ailleurs très largement contribué), et qui risquent fort de s'aggraver au fil des années : changements climatiques, guerres de l'eau, pressions migratoires, raréfaction des matières premières et des énergies carbonées, instabilités politiques, etc, etc, etc. Autant d'éléments que l'essayiste ne mentionne pas un seul instant et qui sont pourtant, nous semble-t-il, des données essentielles à prendre en considération quant aux évolutions politiques des années à venir.
Un ouvrage "manqué" qui ne nous fera toutefois pas changer d'avis sur l'importance et l'intérêt que nous portons par ailleurs à l'oeuvre de ce brillant penseur et écrivain tant elle nous a apporté à ce jour.