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Incontestablement, l'un des plus clairs et aussi l'un des meilleurs ouvrages du tandem policier français. Si l'ambiance est toujours aussi écrasante - d'autant que l'action se situe sous l'Occupation nazie, à Lyon en grande partie, et que le héros s'est évadé du stalag avec son meilleur ami, Gervais Laroche - si tout le monde, ou presque, rase les murs, surtout après le couvre-feu, le Destin marque d'emblée son emprise sur la partie en nous fournissant, à nous, lecteurs, des cartes dont une seule pour une fois est biseautée. Mais laquelle ?
En effet, ayant sauté de leur train à Lyon, Bernard Pradalié, l'autre partie du binôme, qui vient d'un milieu simple mais aisé et possède deux scieries florissantes à Saint-Flour, s'aperçoit qu'il a perdu ce qu'il appelle son talisman, une médaille que lui a offerte son oncle Charles, lequel dirige lui-même, et avec succès, des exploitations forestières en Afrique de l'Ouest. Malgré les conseils de son ami Gervais le Taciturne, Gervais l'Impatient, Bernard s'entête, accroche un train, se fait une vilaine blessure et Gervais est bien obligé de l'abandonner à son sort. C'est l'aube et les premières patrouilles approchent.
Le plan concocté par Bernard et d'accord avec la principale intéressée était à la fois simple et complexe : trouver refuge chez sa marraine de guerre, Hélène Madinier, dont, de lettre en lettre, on peut dire que chacun des deux hommes était un peu tombé amoureux. Bernard redoutait bien que Hélène, élevée dans une certaine société, le trouvât un peu trop "rustre" pour elle mais, étant données les circonstances, il espérait tout de même. Et puis, que voulez-vous, c'était un incurable romantique ... Et puis, il pensait que Gervais, issu, lui, d'un milieu bourgeois, instruit, Gervais qui, enfant et adolescent, avait reçu les cours du célèbre pianiste
Yves Nat, rehausserait son prestige. Précisons que, de toutes façons, bien avant qu'arrivent au stalag les premières lettres d'Hélène, Bernard, plein d'énergie, extraverti en diable et débrouillard, s'était pris d'une sincère amitié pour Gervais. Celui-ci ne la lui rendait qu'à moitié : personnage profondément introverti, secret et renfermé, adepte du calme et n'ayant que dégoût pour le bruit et l'agitation inutiles, il était souvent agacé par les débordements de son camarade. Mais le moyen de faire autrement que de le subir ? Et puis, dans un camp de prisonniers, les amis, les vrais, se comptent sur les doigts. Or, jamais Gervais ne met ou ne mettra en doute l'intégrité de Bernard.
Au départ, le plan d'évasion avait paru complètement fou à Gervais. Mais maintenant que Bernard vient de mourir, le revoici complètement déboussolé. Certes, le moribond a eu la présence d'esprit de lui donner son portefeuille et de prendre le sien mais tout de même ... Comment réagira Hélène ? Bien qu'elle n'ait jamais vu Bernard, ils se sont écrit, ils se sont fait des confidences, il y a même vu envoi de photos - il faut dire qu'on n'y voyait pas grand chose sur ces photos-là. N'empêche : le risque est grand. Et si elle s'imagine, par exemple, que c'est Gervais qui a tué Bernard ?
Ne pouvant rester à traînasser, avec une barbe d'il ne sait plus combien de jours, dans la Capitale des Gaules, avec tous ces Allemands qui passent et repassent, ces Français qui font la queue des rationnements et l'ombre de Klaus Barbie qui plane sur tout ça, Gervais se rend, on peut le dire sans exagération la mort dans l'âme, chez Hélène. Il veut s'expliquer dès les premiers instants mais la jeune femme ne lui en laisse pas le temps : pour elle, c'est indéniable, il est Bernard.
Et Bernard il restera jusqu'à la fin.
Très bien accueilli par Hélène - qui fait "un peu institutrice" mais a de la classe - et par la demi-soeur de celle-ci, Agnès, qui met un peu de beurre dans les épinards de la maison rationnée en organisant, Bernard le découvre peu à peu non sans malaise, des séances de spiritisme et de tirage de cartes, l'ancien prisonnier des Allemands se rend pourtant très vite compte que, désormais, il est pratiquement reclus entre ces deux femmes qui ne s'aiment guère et qui, toutes deux, visiblement, le veulent chacune pour soi. Or, vous l'avez sans doute compris, si notre héros est profondément introverti, la liberté, il aime ça d'autant plus qu'elle lui a manqué pendant des mois. Il n'a tout de même pas échappé aux patrouilles allemandes et à la SS pour se retrouver coincé dans un appartement lugubre, entre deux femmes qui le surprotègent, le maternent ... et lui donnent en gros l'impression de l'enrouler dans des mètres et des mètres de toile d'araignées .
Là-dessus : coup de théâtre. Julia, la soeur avec laquelle Bernard Pradalié était fâché depuis au moins vingt ans, refait surface, invitée par les soeurs Mandinier, et s'en vient poser ses valises pour quelques jours Second coup de théâtre pour un Bernard / Gervais bien près de s'effondrer : Julia lui saute au cou en l'appelant "Mon petit Bernard ! ..." Il n'y a guère qu'Agnès, personnage trouble et malicieux s'il en est - mais, on le constatera à la fin, bien moins qu'elle n'en donnait l'impression - pour trouver que le frère et la soeur ne se ressemblent guère ...
Et pour achever l'intermède en beauté, troisième et dernier coup de théâtre : alors que Bernard raccompagne sa "soeur" à la gare à la fin de son court séjour, une rafle. La jeune femme tombe sous une rafale de mitraillette tandis que son compagnon, plus chanceux, parvient à s'échapper...
Bernard, qui stresse de plus en plus, on le perçoit bien, sent sa raison chanceler. Alors, imaginez un peu sa tête lorsque, dans son lit, sur son oreiller, il découvre la photo - le tout petit cliché - du vrai Bernard. Et il comprend alors que c'est Agnès qui mène le jeu - Agnès dont, dès les premiers jours, nous avons omis de le préciser, il avait fait sa maîtresse et qui ne tient évidemment pas à ce que son amant épouse sa soeur ...
Un vrai noeud de vipères ...
... que nous vous laissons le fabuleux plaisir de délier en une fin dont, c'est vrai, certains ont pu suspecter depuis longtemps l'inéluctabilité mais qui n'en reste pas moins glaçante. Dans ce roman, la plus "loup" et le plus détraqué n'est peut-être pas celui ou celle à qui l'on pense en premier. Comme souvent, chez
Boileau-Narcejac, le thème du double, de l'échange d'identité est présent mais ils s'amusent, non sans cruauté, leur "marque de fabrique" à eux, à pousser au beau milieu de la scène des personnages qui ne sont peut-être pas si dangereux que cela. Tandis que le montreur de marionnettes - celui qui tire tous les fils, et avait déjà commencé à le faire alors même que Gervais comme Bernard étaient encore au stalag et n'envisageaient même pas qu'une évasion fût possible - reste, disons, non pas dans l'ombre, mais dans le calme, la décence, la rigueur, dans la perfection pourrait-on dire.
"
Les Louves", il est vrai, se termine sur une note à la fois morale et vengeresse. Mais une petite question ne cessera sans doute jamais de tarauder le lecteur : la dernière lettre de Bernard / Gervais parviendra-t-elle à qui de droit ? Là, c'est au lecteur de choisir : l'optimiste protestera que oui, bien, sûr, voyons ! le cynique ...
Mais je vous en ai assez dit. Bonne lecture. ;o)