Aussi a-t-il mûri très vite. Les leçons de morale de l'instituteur; c'était bien sûr de la rigolade. Il connaissait déjà la vie, le petit Roberto. Elles ne l'avaient pas mené loin, l'instituteur, ses leçons de morale. Roberto le voyait se faufiler sur son vieux vélo entre les Cadillac et les Buick. Son pantalon marron élimé, tenu au bas par des pinces, sa vestes d'un marron plus foncé aux coudes renforcés du cuir, son cartable de carton bouilli qui vacillait sur le porte-bagages... il y avait de quoi vous dégoûter de la morale à tout jamais.
Laszlo Frokian est l'un de ces bizarres mélanges européens de la fin du XIXe siècle. Né en 1900 à Paris d'un père arménien et d'une mère hongroise, il doit visiblement à l'un sa couleur orientale, à l'autre une sorte d'aristocratie longitudinale, légèrement voûtée, couronnée de cheveux gris aux ondulations artistement entretenues. C'est un de ces personnages qu'on qualifie, dans la presse spécialisée en mondanités vraies ou fausses, de figure très parisienne, d'un des hommes les mieux habillés de France, et autres appellations flatteuses qu'il doit à une réputation usurpée de résistance aux fatigues de la vie nocturne, et aux campagnes de presse de sa femme Sarah, qui ne peut passer une bonne journée sans avoir vu à midi, heure à laquelle elle se lève, son nom dans le journal.
— Madame, monsieur, merci, bonne promenade.
Paul Grimaud, le portier, sourit de contentement. Il est bon que son protégé sache changer de formule. Oui, il pourrait aller loin, ce petit. Si seulement il pouvait faire l'école hôtelière. Il faudrait en parler au concierge, qui en parlerait au directeur... Il est bientôt onze heures, et la chaleur d'août est bien installée. Supportables le matin, les uniformes se font lourds, collent à la peau moite. Paul Grimaud jette un coup d'œil à droite et à gauche, sort son mouchoir, soulève sa casquette, s'éponge le front, puis le crâne. Geste trivial, dirait le chef du personnel. Mais quoi, est-ce sa faute si les portiers et les voituriers des palaces sont déguisés en amiraux, par cette chaleur ?
— Merci madame, merci monsieur, bonne journée.
Roberto Grimaldi empoche le pourboire avec dextérité, suit le couple d'un regard velouté. Le portier galonné approuve le groom.
— Bien, petit, tu sais leur parler, tu iras loin.
Roberto se redresse tout fier. Il est grand, pour ses quinze ans. On le prendrait pour un Allemand, ou un Suédois. Aucune trace mauresque chez ce Génois aux yeux bleus, qui porte inexplicablement le nom de la famille princière de Monaco, inépuisable sujet de plaisanterie parmi le personnel de l'hôtel :
— L'autre jour, on a aperçu ton cousin dans sa Rolls, sur la Croisette.
— Vu de dos, tu lui ressembles
Se faire coincer, expression consacrée chez ces garçons presque encore des enfants, qui côtoient la faune argentée de la Côte. Roberto avait six ans à la Libération. Il a connu l'enthousiasme un peu fou de l'après-guerre, l'euphorie généreuse des Américains, l'opportunisme des filles. Il a vu défiler sur la Croisette les voitures des margoulins de tout poil, insolentes de silence. A l'hôtel des Mouettes, un trois étoiles déclassé où il a débuté avant de réussir à se faire embaucher au Miramar, il a côtoyé la pègre marseillaise en goguette ou en affaires, sans s'étonner de rien.
Roger Borniche, écrivain et ancien de la Police Nationale nous raconte sa vie en Californie et ses projets. 2009