Armand Chattaz n'avait pas bougé. Le corps toujours aussi raide, calé contre le chambranle de bois, il se laissait envahir par les souvenirs. Une eau claire coulait en lui. Il regardait bien encore de temps à autre dans le lointain de la pièce, mais ses yeux revenaient sans cesse vers Camille. Cette femme avait de la magie dans la voix et une telle façon de prononcer les mots, de les offrir à ceux qui l'écoutaient qu'ils devenaient, sitôt prononcés, leurs proches, leurs confidents. Tous auraient aimé que cela dure longtemps comme la caresse d'une mère ou le murmure d'un amant.
La lecture se prolongea...Les vieux, eux, étaient revenus au temps d'avant quand tout était possible. Immobiles, ils écoutaient les mains en louche sur les genoux, laissant de temps à autre remonter un souvenir qui leur embuait les yeux avant d'aller se perdre dans le profond de leur mémoire.
Ils avaient tout vécu, tout souffert et enduré. Pourtant, ils n'avaient aucune rancœur envers cette vie simple et dure qui les avait nourris et leurs enfants à leur suite. Et puis, il y avait ce sentiment profond de ne jamais avoir failli. Quand d'aventure la force était venue à leur manquer, il y avait eu le coup de main du frère, du cousin ou du voisin. Lesquels étaient souvent les mêmes, tant les cousinages étaient nombreux et les généalogies longues comme des jours de noce.
A un moment, il hésita, puis leva la main comme à l'école.
-Oui, répondit doucement Camille.
-C'que vous dites c'est vrai pour les piolets. mais les cordes, elles étaient pas toutes en chanvre.
-Ah...fit Camille, la bouche grande ouverte pour signifier l'intérêt porté à la remarque.
-En quoi elles étaient faites alors?
-En ortie, pardi, répondit le vieil homme.
Il s'était redressé pour parler comme si les mots l'aidaient à exister. Il poursuivit:
-On les tressait à la main, en automne. J'm'en suis vu en tordre des mètres et des mètres au fond de mon appentis. Après, on les mettait sur des cloches en bois le temps que ça sèche...
La mémoire s'ébrouait, la poussière s'envolait.
-Et pourquoi en ortie? interrogea Camille.
-C'est plus solide l'ortie, ça casse pas. C'est ligneux, ça se rebelle dans la main quand on les tresse, mais après ça bouge plus.
...Il suffisait que leur cordes prennent la pluie et que le gel y pique ses aiguilles pour que le chanvre devienne fragile comme du verre.
-Et quand ça cassait, la corde, fit Armand Chattaz, le visage dur subitement, les mains crispées sur le vide, on n'avait pas le temps de dire adieu à ses parents.
Interview de l'auteur Patrick Breuzé pour son dernier livre: Bout d'Chien paru aux éditions les passionnés de bouquins. Interview réalisée par l'émission : La Place du Village.