J'ai passé un très agréable moment avec ce roman. Une écriture sans fioriture, sans volonté d'effet littéraire autre que celui de retranscrire la langue âpre de son narrateur principal, mais une écriture très rythmée, très directe : vous êtes en prise tout de suite, il n'y a pas de phase de transition ou d'adaptation. Une écriture coup de poing, en somme. Vous n'y trouverez pas de ces belles phrases qu'on a envie de noter et de retenir tout bas dans un coin de sa tête.
Cependant, l'auteur, James Cain, n'a pas que son type d'écriture à offrir au lecteur : il nous sert également une construction très élaborée où, comme le titre l'indique, tout semble dédoublé : 2 tentatives de meurtres, 2 femmes, 2 fuites du personnage principal, 2 accidents de voiture, 2 chats, 2 procès, 2 rencontres avec l'assistant de l'avocat, 2 engagements du héros dans la station-service, les Chênes-jumeaux, etc.
Pourquoi deux ? Qu'est-ce que cela a à voir avec ce qui semble être le propos véritable de ce roman ? Ça, ce n'est pas clairement spécifié dans l'ouvrage et ce sera donc à chacun d'y apporter, si possible, une réponse propre. Voilà quelque chose qui m'intéresse bigrement. Au départ on croit avoir un polar entre les mains, et puis, en fin de compte, on réalise qu'on a peut-être beaucoup plus : tout dépendra de nous et de ce que nous voudrons bien injecter dans la réflexion autour de cet ouvrage.
Alors vous vous doutez bien que ce que je vais écrire à présent n'engage absolument que moi. Il s'agit de mon propre ressenti, de ma propre interprétation, et, bien malin celui ou celle qui pourrait se targuer d'avoir compris absolument le sens de ce que l'auteur à voulu nous dire. D'ailleurs a-t-il spécifiquement cherché à nous dire quelque chose ? Rien n'est moins sûr, mais je vois là la marque des grands romans, la trempe de ceux qui dépassent parfois le projet littéraire de leur auteur.
Eh bien je crois que
le Facteur sonne toujours deux fois s'inscrit dans cette catégorie. On peut le lire comme un polar, comme un roman noir, mais aussi comme une réflexion tout autre sur la dualité qui nous habite tous. Et là, on n'est peut-être plus si éloigné d'un écrivain aux 3/4 philosophe tel que
Milan Kundera. Sommes-nous réellement nous lorsque nous agissons ? Ne sommes-nous pas constamment la combinaison de deux pulsions contradictoires qui se déchirent en nous aux moments des choix cruciaux de notre existence ?
Car il me semble là, le vrai sens de ce bouquin : on se questionne, on tergiverse, on échafaude, on croit que c'est la seule chose à faire et puis on fait la chose. Alors la chose en question se déroule, pas toujours — pas souvent même — comme on l'avait voulue, et le petit bout de nous même qui avait perdu la bataille lors de la prise de décision repointe subitement le bout de son nez et nous crie dans le moelleux, à l'intérieur de nous même : « Tu vois bien, fallait pas faire ça ! Je te l'avais dit et t'as pas voulu écouter… »
Ou bien alors tout se déroule exactement comme on l'avait prévu mais un blocage en nous apparaît, un engrenage se grippe, un bout de nous même s'insurge. On était bien certaine d'avoir le cran requis et puis voilà qu'au moment de vérité, on se rend compte qu'on ne peut pas, on a un pieu dans l'estomac, un pli qui se forme dans le cerveau, subitement un coup de blizzard dans le dos et sur les tempes : on n'y arrive pas, on n'y arrive plus… et cet étau qui nous serre la carcasse…, si fort que c'en devient insupportable…
Alors, devant le fait accompli, on apprend un peu du secret serti en nous même ; on connaît maintenant un petit bout supplémentaire du nous même qu'on ne connaît jamais tout à fait. On fait connaissance ; on se dit : « Tiens ! t'étais là, toi ? Je t'avais jamais remarqué. Bah… enchantée. Faute de mieux, faute de pouvoir faire sans, on va devoir faire avec, ensemble quoi, que ça nous plaise ou non… » Je crois bien qu'on passe en réalité notre vie à apprendre à nous connaître, à nous déchiffrer nous-mêmes de l'intérieur. Et je ne vous parle même pas de la gageure d'apprendre à connaître et déchiffrer les autres…
Voilà, en très gros, en très schématique, l'impression que ce roman a suscité chez moi. Plein d'autres personnes vous diraient probablement tout autre chose à son propos, et c'est là encore la marque des grands romans, d'être d'une richesse d'interprétation telle que nulle lecture ne se ressemble tout à fait en fonction du lecteur ou de la lectrice qui l'entreprend.
L'histoire commence dans un camion qui remonte la Californie en venant du Mexique au début des années 1930. Franck Chambers, un resquilleur qui s'est glissé sous la bâche du véhicule, s'en fait sortir manu militari sitôt que les conducteurs aperçoivent son pied endormi lors d'une halte dans une taverne quelconque, dite " des Chênes-jumeaux ", genre de station-service sise dans un bled quelconque, quelque part sur la grand' route qui griffe la Californie du nord au sud.
Franck Chambers se retrouve là, sans le sou, sans programme et sans perspective. le patron de la baraque, un Grec nommé Nick Papadakis, lui demande si par hasard il n'aurait pas des connaissances en mécanique car il aurait furieusement besoin d'un mécano. Chambers, précisément, trifouille des moteurs et des boîtes de vitesse depuis l'enfance, à croire qu'on lui faisait ses bains à l'huile de vidange.
Une minute et une poignée de main plus tard, Franck est embauché. Nick l'invite dans la taverne et lui présente sa femme, Cora. Entre elle et lui, dès le premier regard, un courant électrique circule et…
… et la suite ce n'est sûrement pas à moi de vous la raconter. Sachez enfin que c'est un ouvrage que j'ai trouvé remarquable tout pendant que l'auteur semblait vouloir s'affranchir des règles de la morale, c'est-à-dire, grosso modo, jusqu'à l'avant-dernier chapitre. le dernier chapitre était sans doute, en ce qui me concerne, le chapitre de trop, celui où l'auteur essaie à toute force de nous faire croire qu'il se soucie des bienséances.
Pour moi, c'est dommage, d'où mon petit bout d'étoile que je lui retire sur la ligne d'arrivée. Mais je vous invite vivement à consulter d'autres avis à propos de cette oeuvre pour vous en faire une meilleure opinion et, pourquoi pas, de la lire, tout simplement, ce qui reste la meilleure chose à faire pour savoir quoi penser d'un livre.
Car souvenez-vous, chers facteurs, et plutôt deux fois qu'une, ceci n'est qu'un avis, un sur des milliards, c'est-à-dire, pas grand-chose.