Des croix sur la mer

Je ne suis pas seul ! Etrange bien- être qui me gagne, confondante impression de sécurité retrouvée parce qu'un reître vient de m'assigner une place parmi six autres pauvres bougres sans doute condamnés ! Je ne suis plus seul, et cela change tout. Six individus de chair vont partager à égalité l'épreuve, donc la réduire, la faire supportable. Je vérifie que la peur, qu'on sait contagieuse, inversement se délite à la chaleur symbolique d'une présence humaine.

C'est alors qu'il les aperçut, dans la courbe que la rue dessinait après la place, quelques hommes debout, rangés de front contre la façade blanche. En face, devant le café Cadalen, dont la porte latérale était ouverte, des soldats montaient la garde, le pistolet-mitrailleur en main.
L'arrivée de la dernière fournée était déjà connue. Un gradé sortit du café. Il fonça sur Palu, lui enleva la sacoche. Palu bredouilla :
― Je suis infirmier. Vous voulez voir mon ausweis ?
Il eut le geste de porter la main à la poche de son paletot. Un poing le propulsa vers les cinq spectres aux visages de muraille. Ils s'écartèrent pour faire place aux deux nouveaux venus. Palu était si anéanti qu'il ne reconnut pas la voix proche qui murmurait :
― Vous aussi ils vous ont eus ! On est foutus, mon pauvre gars !

Les humbles sont ainsi. Accoutumés à regarder la terre, car le ciel est trop haut, ils marchent, inoffensifs et ternes, dans le sillon rectiligne que leurs pères suivaient avant eux. Un jour on les appelle, ils s'avancent, dociles, ils gravissent deux marches. Et ils baissent aussitôt le front, courbent à nouveau l'échine, les yeux brûlés d'avoir vu le soleil.

Le ciel au-dessus des têtes posait sa coupole d'un bleu ardent, presque blanc, sur laquelle, très haut, des hirondelles brodaient leurs arabesques.