Autant les auteurs classiques s'imposent dans mes lectures, autant j'aime régulièrement sortir des sentiers battus, me risquer à quitter les chemins balisés pour élargir mes horizons littéraires, découvrir des auteurs qui renouvellent la littérature et explorent de nouvelles formes d'écriture. C'est un risque que j'aime prendre de temps en temps.
Mais, encore une fois, je suis bien embêtée pour donner un avis sur ce roman de
Sylvain Coher car j'avoue ne pas savoir si j'ai aimé. C'est étrange comme sensation, cela m'arrive très rarement. Un méli-mélo d'adjectifs qui se bousculent et s'entrechoquent me viennent à l'esprit : magnifique, étonnant, audacieux, étrange, envoûtant, morbide, malsain, cru, poétique, décalé, lent.
Imaginez un monde noyé, quasiment recouvert par les océans. Les restes de la civilisation humaine vivent principalement sur l'océan sur de vieux rafiots, d'anciens cargos, des épaves flottantes ; une petite minorité vit sur de rares ilots rocheux qu'ils défendent bec et ongles contre toute intrusion.
L'histoire débute au moment où Petit Roux, un jeune marin d'une quinzaine d'années environ, s'interpose entre l'équipage du Ghost et sa mère, Câline, qui vient à peine de décéder. Il existe des lois qui gouvernent le Ghost et parmi elles, le droit de manger les morts.
« L'Empereur reluque Câline en s'inclinant pour la remettre d'aplomb. Bien sûr qu'il faudrait la vider, sinon la barbaque sera gâtée par la mouscaille et elle aura clamsé pour rien, la pimprenelle – c'est ce que l'Empereur vient de proclamer et chacun de nous a senti la salive lui gicler aux recoins des babines. Une vraie gourmandise, foutrebleu, car faut bien comprendre qu'en mer, les plats sont toujours faits de poisson, puisque la garce sait faire pousser que ça. »
L'adolescent n'est pas prêt à les laisser dépiauter son corps, à s'en repaître. Il imagine pour Câline une sépulture digne. Pourtant, en promettant de l'enterrer, il sait qu'il s'expose à la vengeance des siens qui y verront une trahison, tout comme à la folie et la barbarie des îliens revenus à l'âge de pierre.
« La terre-ferme est gorgée de la hargne des charognes qu'elle recèle, pouah, elle exsude l'atrabile et le courroux des trépassés. »
Alors, à la faveur de la nuit, il s'enfuit avec la dépouille de Câline, volant un des petits voiliers et laissant l'océan décider de son destin.
« Etraves » est une quête, un récit initiatique, mais aussi un véritable huis-clos à ciel ouvert. Petit Roux, seul, chahuté dans cette immensité pleine d'imprévus et de dangers, l'étrave fendant l'eau, rêve d'une terre, d'un jardin pareil à celui des délices pour y déposer le corps de sa mère. Les vagues et les vents viennent nous murmurer l'amour de cet enfant pour sa mère, seul point de lumière dans ce décor austère.
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Les images très réalistes d'un monde à la dérive s'estompent. Suis-je dans un univers post-apocalyptique, un rêve ou un cauchemar ?
La narration pleine de charme et de mystère, cabote sur l'océan, épouse ses crêtes d'écume, fond sur ses écueils épineux et ses hauts-fonds, déploie son nuancier de couleurs et d'odeurs.
Ici les hommes sont secondaires, dominés par cette Mer-océane, majestueuse et toute puissante. Mer-cruelle, mer-ingrate, mer-amère, elle laisse peu d'espoir à une humanité à l'agonie. L'auteur rejoint ainsi les thèmes actuels liés à l'urgence climatique.
Des odeurs et des sons m'agressent, le froid et la faim m'assaillent, l'angoisse m'étreint. L'océan, apaisant d'habitude, m'oppresse et me fascine dans un même élan. Ses abîmes m'attirent et m'ébranlent, sa beauté hypnotique m'enivre et m'apeure, ses senteurs iodées rassurantes se chargent d'odeurs métalliques et mortifères qui me donnent la nausée.
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La plume de
Sylvain Coher est sans aucun doute ce qui fait l'originalité de ce roman maritime : foisonnante et pleine de fougue, poétique et novatrice, brute et rustre, elle est m'a plu et déplu, emportée et ballotée.
Dès les premières pages, j'ai admiré cette façon si particulière de l'auteur d'explorer, fouiller, érafler, dépiauter et découdre la langue française pour la recoudre, la détourner, la déformer, la réinterpréter, la réinventer suivant sa volonté. L'auteur joue avec les mots empruntés à l'argot, aux proverbes, au langage familier des vieux marins, au vocabulaire de la navigation et de la mer.
Ainsi, elle s'affûte et s'enrichit d'expressions nouvelles, de néologismes surprenants.
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Ai-je aimé ce livre ?
Non, je me suis souvent noyée dans un langage aux effluves maritimes trop riches, au vocabulaire cru et familier surabondant, aux termes nautiques trop techniques.
Pour entrer dans le récit, il m'a fallu lâcher prise, arrêter de vouloir systématiquement rechercher la signification exacte des mots inconnus. Je me suis forcée à ne pas mettre un sens sur chaque terme, à plutôt me laisser porter par les vents marins et les embruns sur mon visage, l'océan et ses abysses, les sonorités et les relents nauséabonds, les images et les couleurs, les sens et les sensations, et par dessus tout, le plaisir des mots qui s'entremêlent, ondoient et se déploient.
Alors, oui, à partir de ce moment-là, j'ai aimé être bousculée, malmenée par cette langue impétueuse et luxuriante. J'ai aimé cette écriture corrosive et créative, poétique et caustique, morbide et carnassière, décharnée et acharnée, bourrue et crue, loquace et vorace. Emportée par la musicalité du texte, séduite par cette atmosphère onirique et enveloppante, l'intrigue, monstrueuse, peu dense et lente à se déployer, est passée au second plan.
Au final, une vraie curiosité qui vaut le coup par sa qualité d'écriture et son atmosphère maritime et déshumanisée, mais un roman complexe où je me suis sentie bien souvent seule, malmenée au milieu du flot de mots, écartelée dans cet univers sombre, humide, écoeurant et violent.
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Merci à mes compagnons de lecture, de voyage, d'infortune, Nicola, Doriane, Bernard, Patrick et Chrystèle qui nous a charmés par son magnifique billet.
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