Ils vivent dans ce bout d'Ardèche sauvage pas loin de Privas depuis la nuit des temps, les Pielou, les Bleyrieux et les autres, des bestiasses, des frustes, éleveurs-contrebandiers-chasseurs. Des haines dont ils ont oublié l'origine les opposent, pour un bout de terre mal foutue, stérile, inexploitable, répertoriée au cadastre moins fiable que la mémoire collective. C'est un terroir de brutes qui tueraient père et mère – mais pas que – pour maintenir leurs traditions arriérées dont les femmes sont évidemment les premières victimes. La prétendue sagesse populaire prévient que passé sainte Catherine, elles déclinent... Cette communauté repliée sur elle-même, a fait une place contrôlée au facteur qui porte les mauvaises nouvelles et au zollandais qui a su se faire accepter des indigènes. Chacun sait tout sur chacun et ce que l'on ne sait pas on l'invente ; chacun possède des jumelles pour épier l'autre.
Ils acceptent des touristes entichés d'une certaine campagne idéalisée pour qui ils ont astiqué étables vides, éliminé meubles vermoulus et chaises bancales balancés dans des goufres profonds, certains bouseux ayant même poussé l'opportunisme financier jusqu'à racheter fort cher au broc du coin ce qu'ils lui avaient vendu une bouchée de pain racorni. Par un effet de mode verdissant tout, ils sont devenus les anges gardiens de l'espace naturel, les nettoyeurs du paysage, les défenseurs du patrimoine rural. On ne parle plus fenaison ou agnelage mais serpillère et récurant. Ils se croient invincibles face à la maréchaussée ridiculisée quand elle s'arsouille avec le produit de l'alambic interdit, en boit un dernier pour la route, et part bourrée, non sans avoir tiré à bras raccourcis dans les branches d'un tilleul innocent.
Cédric, chevauchant sa moto rouge arrive dans le nid de vipères pour effectuer un stage financé par l'Administration, Pôle emploi, peu importe, il représente pour les autochtones l'opportunité d'une main-d'oeuvre gratuite et exploitable. Mais Cédric, même s'il est un enfant des villes moqué par tous, un bon a rien et prêt à tout selon les soiffards de l'estaminet, même pas un garçon de ferme mais juste un chômeur engraissé par les impôts, ne se laisse pas impressionner. Il revendique sa qualité de stagiaire différente de celle d'ouvrier agricole. Cédric est un jeune homme touchant, cultivé, civilisé, éduqué ; il représente le chaînon manquant qui permet au lecteur de comprendre la chronologie des faits, de lier les personnages, de mettre à nu les secrets de famille.
Quel prix faut-il payer pour le maintien des rituels ancestraux ? Et surtout qui va devoir payer l'addition salée ? Quel roman ! Quel style, quelle connaissance intime du terroir, de ses traditions, de son langage, de ses silences, quelles splendides descriptions de l'omniprésente nature ou de la méteo. Jean-Paul Demure – écrivain du niveau de
Pierre Magnan - écrit en 1998 un roman rural noir qui atteint la perfection dans son réalisme, sa construction, sa portée et son épilogue, alors que ce courant littéraire balbutie encore. Tous les amateurs du genre devraient le lire !
Quand les princes réveillent les endormies, l'histoire s'arrête-t-elle ?