Djibouti est un ouvrage court dont la structure se rapproche par certains aspects du genre de la nouvelle : l'auteur s'intéresse à une tranche dans la vie d'un personnage ; les caractères sont peu développés. L'action commence in media res ; un taxi conduit le narrateur, Markus, un légionnaire, ainsi que deux de ses collègues, dans un bar où il va fêter son départ prochain au terme de six mois passés à
Djibouti. Il faut savoir que la légion étrangère s'est retirée de
Djibouti en 2011.
Le récit alterne entre le présent, quelques descriptions de paysages, l'évocation de la chaleur et des souvenirs de l'arrivée du narrateur à
Djibouti, et les récits faits par d'autres légionnaires.
Avant de m'engager dans la lecture de
Djibouti, j'ai lu Cravate verte képi blanc de François le Berre, un officier de la Légion étrangère. le ton adopté dans les deux ouvrages n'est pas du tout le même, mais le sujet de
Djibouti m'a rappelé un passage de cravate verte : « La seule façon de bien connaitre un sous-officier consiste à examiner son dossier médical. le nombre de crises de foie et de chaudes-pisses est un critère irréfutable.
-Vous oubliez les hémorroïdes, rectifia le capitaine Gelbard. ».
C'est bien dans les bas-fonds, dans la face cachée de la vie des soldats que veut nous conduire
Djibouti. Au coeur de la chaleur étouffante du pays sur laquelle insiste l'auteur, défilent des scènes de violence, de sodomie entre soldats. Dans la vie de ces militaires, tout semble tourner autour de l'alcool et du sexe. Les hommes semblent en souffrance permanente. Les fêtes sont l'occasion de bagarres extrêmement violentes : « L'exacte définition de la fête était aussi l'exacte définition de la mort ».
Le passage sensible du livre est celui qui touche aux rapports que les soldats entretiennent avec les enfants. Les scènes où les soldats profitent sexuellement des enfants sont difficiles. Les petites filles tchadiennes meurent de faim et se soumettent à des scènes humiliantes en échange de biscuits. Markus rapporte à ce propos un récit fait par un « grand type » de la Légion :
« Markus songeait à ces fillettes abandonnées dans les camps de réfugiés, affamées et assoiffées, trainant toute la journée entre les abris de fortune et qui se glissaient le soir venu jusqu'au camp militaire pour quémander un biscuit au soldat de garde, en échange de quoi il leur glissait son sexe entre les lèvres. »
Et cette scène horrible où le capitaine « nous accusant de souiller l'honneur de l'armée » demande de faire feu sur les enfants.
La vision du « grand type » est très gênante, car il considère que les filles viennent « pour faire l'amour », qu'il y a une relation d'amour entre ces enfants et ces adultes. Alors que le lecteur sait qu'elles viennent pour obtenir à manger. « C'était attendrissant à voir, mon lieutenant, la manière dont elles reviennent tous les jours sans se décourager. » « On a rêvé d'elles et elles ont rêvé de nous » imagine le soldat. « Toutes ces petites tchadiennes qui venaient se faire éjaculer dans la bouche et qui recrachaient sur la terre aride. On les a aimées, mon lieutenant, et elles nous ont aimés, j'en suis sûr. »
Le mot amour est ici profondément choquant et révoltant. Il révolte le lecteur, le fait sortir hors de lui-même et lui fait éprouver un sentiment de colère face à des adultes qui sans cesse profitent des enfants affamées et vont « piochant au hasard deux-trois biscuits dans leurs boites de ration contre cinq minutes à travers le grillage, cinq minutes avec ces orphelines. »
Ces passages me rappellent l'attitude des soldats à l'égard de la femme d'un colonel assise « face au comptoir, au milieu des hommes saouls » : « le plus balourd des troupiers devait comprendre qu'une consigne discrète interdisait qu'on lui adressât la parole. » On ose porter atteinte à des enfants, mais la femme du colonel est intouchable.
Les relations entre les femmes et les soldats recouvrent encore la notion d' « amour » d'une certaine ambiguïté : « Je t'aime, je crois que je t'aime. Tu me crois que je t'aime ? Dis, tu me crois ? », dit Araksan à Markus avant de lui demander de l'argent et de se fâcher parce qu'elle sait qu'il a donné plus d'argent à une autre. Comme pour les petites tchadiennes, les soldats sont une source d'argent pour les femmes ; la notion d' « amour » aide sans doute à atténuer cette relation marchande, à rendre cet échange plus supportable et à atténuer la mauvaise conscience qu'il fait éprouver aux uns et aux autres, tout comme le fait l'alcool lui-même : on se saoule pour oublier.
Au fil des pages, j'ai eu l'impression que le narrateur présentait la souffrance des soldats comme une justification de cette quête irréfrénée de l'alcool et du sexe, comme une justification du besoin d' « amour » et de chaleur humaine quel que soit le moyen de l'obtenir, avec des adultes ou des enfants. le paradoxe de cet ouvrage est qu'il nous amène presque à plaindre les soldats, à les considérer comme des adultes irresponsables de leurs actes, à en faire des victimes de la chaleur, et à justifier leurs actes :
« Les soldats sont les frères des petits filles, nous sommes la fratrie innocente qui porte la violence et la beauté. >>
Ou encore
« Et son souhait le plus cher était celui-là, d'être lui aussi un moins-que-RIEN, un Sali, un juste enfant de Dieu, loin du pouvoir, le plus loin possible du pouvoir. Toujours soldat. »
Mais en tant qu'Européen, lui, il va retourner dans son pays loin de ce genre de vie, peut-être meurtri certes. le danger serait aussi de généraliser cette fiction et de faire coller cette image à tous les soldats.
Cet ouvrage, dont j'attendais beaucoup, m'a finalement déçue. Franck Tilliez m'a amenée en Egypte,
Laurent Gaudé dans les pouilles en Italie, mais je n'ai pas découvert
Djibouti. le titre, trop généralisant, est vendeur, mais pas représentatif du contenu de l'oeuvre. Il invite à considérer le pays comme acteur ou sujet de l'oeuvre, alors qu'elle contient surtout des lieux communs sur la vie militaire et des clichés, comme l'épouse d'officier seule dans le bar en train de noyer la peine d'avoir perdu son chien et de ne pas trouver d'endroit où l'enterrer. le travail d'écriture est soigné, sans fioritures, mais le scenario aurait gagné à être développé, les personnages à acquérir une personnalité, les descriptions à être nourries et enrichies.