Paru en 1965, sous le titre original «
Dr Bloodmoney or how we got along after the bomb », ce roman de
Philip K. Dick déroute le lecteur habitué aux dédales labyrinthiques et aux jeux de miroirs borgésiens qu'affectionne l'auteur. «
Dr Bloodmoney » offre en effet une expérience de lecture rafraîchissante, affranchie des fausses pistes, des mises en abyme, ainsi que des stupéfiantes prémonitions auxquelles K. Dick nous a accoutumés.
1981. L'Holocauste a eu lieu, sans que l'on saisisse précisément la raison du déferlement du feu nucléaire qui a anéanti la quasi-totalité de l'humanité. Dans ce roman post-apocalyptique relativement classique, l'auteur s'attache à nous décrire la destinée de ses protagonistes de la côte Ouest, qui ont miraculeusement survécu. En multipliant les personnages, K. Dick propose une vision kaléidoscopique d'un monde ravagé, qui tente modestement de se reconstruire.
Suart McConchie, un authentique noir (à ne pas confondre avec ceux dont l'apocalypse nucléaire a noirci l'épiderme), ancien vendeur de télévisions, vend à présent des pièges à rats (les animaux ont acquis une forme d'intelligence surprenante). Bonny Keller, dont la beauté a survécu à la fin d'un monde, déborde toujours d'un mélange détonant de vitalité et d'angoisse. Sa fille Edie, sept ans à peine, semble s'être inventée un frère imaginaire. le docteur Stockstill, ancien psychiatre reconverti en médecin généraliste, n'ose confier à Bonny sa conclusion stupéfiante : la présence potentielle d'un homoncule au sein du corps d'Edie.
Si cette multiplication des angles de vue sur un monde détruit par la folie humaine est parfois déroutante, le sort de l'humanité semble avoir été confié à une « trinité » qui ne laisse pas d'inquiéter. le docteur Bruno Bluthgeld (traduction allemande de Bloodmoney) est un physicien hautement paranoïaque que le monde tient pour responsable de la funeste erreur de calcul commise en 1972, lorsqu'un essai nucléaire à haute altitude, qui se voulait inoffensif, conduisit à de terribles retombées radioactives. Hoppy, ancien bébé thalidomide (du nom du médicament) devenu phocomèle, c'est-à-dire privé de bras et de jambe, dispose d'une intelligence hors du commun ainsi que de pouvoirs paranormaux qu'il ne cesse de développer. Walt Dangerfield, l'astronaute expédié à destination de Mars, peu avant la Catastrophe, est à présent prisonnier dans sa cabine en orbite géo-stationnaire. Perdu au sein d'un espace aussi vide qu'infini, il s'est transformé en un super disc-jockey, qui fait la lecture, diffuse de la musique et parle à une humanité désespérée pour qui il représente le dernier lien avec le monde d'antan.
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Dans «
Dr Bloodmoney »,
Philip K. Dick ne se contente pas d'évoquer un monde inquiet de la menace que représente le feu nucléaire. Il appuie sur le bouton rouge et déclenche l'apocalypse. Si le début du roman permet de découvrir les principaux personnages dans un monde encore intact, l'essentiel de l'ouvrage se déroule après la Tragédie, qui a empêché Walt Dangerfield d'atteindre Mars et le conduit à tourner indéfiniment sur son orbite géostationnaire en lisant «
Servitude Humaine » de
Somerset Maugham aux derniers survivants d'une planète en miettes.
Ce destin tragi-comique de l'astronaute, devenu un nouveau Sisyphe en apesanteur, illustre le regard sardonique porté par l'auteur sur la conquête spatiale. Cet homme errant dans l'immensité du vide intersidéral s'acquitte inlassablement de la tâche qui est devenue la sienne : devenir la mémoire vivante d'un monde disparu. L'échec de la mission qui devait le conduire sur Mars évoque la très belle maxime d'
Henri Michaux : « On n'est pas allé dans la lune en l'admirant. Sinon, il y a des millénaires qu'on y serait déjà. »
Comme à son habitude, K. Dick s'amuse dans ce roman, qui garde paradoxalement une forme de légèreté détachée. Hoppy, le phocomèle devenu mégalomane, l'infirme malfaisant, rappelle la liberté de ton de l'auteur, tandis que Bill, l'homoncule qui vit au sein du corps de sa soeur Edie évoque le célèbre Homonculus de Faust, et renvoie à l'orgueil fou de ces alchimistes qui prétendaient être capables de créer de « petits hommes ».
«
Dr Bloodmoney » est un roman post-apocalyptique doux-amer, qui délaisse le questionnement métaphysique de l'existence du réel qui hante l'oeuvre de K. Dick, pour mieux dénoncer l'hubris d'une humanité qui ferait mieux de chérir la planète bleue plutôt que de vouloir acquérir, encore et encore, en se lançant dans une conquête spatiale aussi vaine qu'absurde.
L'image saisissante d'un astronaute, effectuant un mouvement elliptique perpétuel autour de la Terre, dont la lecture d'un roman de
Somerset Maugham est devenue une drogue pour les survivants de l'Holocauste nucléaire, résume à elle seule le regard malicieux et désabusé que portait l'auteur sur ses contemporains.
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« Comme dans ces nouvelles pour dames
De
Somerset Maugham
Je voudrais qu'il s'en aille, de quoi j'ai l'air
Avec mes détails, mes haltères
Il portait des lions sur le dos
Pour elle comme cadeau
Ça salissait tout
Moi je me sentais vieillot, fidèle
Propriétaire d'elle
Malheureux comme tout
Comme dans ces nouvelles pour dames
De
Somerset Maugham »
Somerset Maugham -
Alain Souchon