Georges Duhamel fut un grand écrivain qui est un peu oublié maintenant. Il a connu la notoriété entre deux guerres, notamment grâce à l'immense fresque intitulée "La chronique de Pasquier", composée de dix romans. Elle décrit la vie des membres de cette famille, entre 1889 et 1931. Le personnage principal s'appelle Laurent: c'est le héros de la saga. Mais son père, ses frères et soeurs jouent aussi des rôles qui sont très loin d'être négligeables; ils apparaissent dans tous les tomes de la série. Il est donc préférable de lire la totalité des volumes. Toutefois, il est possible de lire un seul livre sans être complètement perdu.
Ce roman me semble intéressant, car il traite d'un sujet original. L'e lecteur est introduit dans le milieu scientifique où évoluent des savants de haut niveau. Ils sont considérés comme des gloires nationales et révérés comme des "maîtres" par leurs élèves. Malheureusement, leur compétence et leur rayonnement ne les empêchent pas d'être rivaux entre eux. Ils éprouvent et manifestent des violents sentiments de jalousie, qui confinent à la haine.
Le jeune Laurent Pasquier, qui se destine à la recherche en biologie, commence à travailler avec deux brillants professeurs, Chalgrin et Rohner. Il éprouve de l'admiration et même de l'affection, pour le premier encore plus que pour le second. Mais Rohner se révèle vite agressif à l'égard de Chalgrin, qui s'en trouve gravement affecté et réagit mal. Les petitesses, les manoeuvres, les magouilles, enfin les affronts, aboutissent finalement à un drame. Laurent, qui est un idéaliste, tombe de haut...
A côté de ces protagonistes principaux, d'autres personnages peuplent ce roman. Le lecteur rencontre divers membres de la famille Pasquier, notamment l'aîné (Joseph). Mais il y a surtout Sénac, qui a beaucoup partagé autrefois avec Laurent et qui devient peu à peu une épave: il joue ici un rôle méprisable… et décisif.
Le roman a une forme épistolaire: Laurent écrit régulièrement à son ami Justin; son style est assez châtié, mais je ne le trouve pas suranné. Racontant sa vie au jour le jour, Laurent décrit avec sincérité ses bons sentiments, mais aussi ses doutes, ses faiblesses. Il y a chez lui une recherche de perfection qui n'est jamais satisfaite.
Duhamel était un grand humaniste, mais il avait aussi un regard réaliste sur la société. Dans ce roman, il montre que la communauté scientifique - si honorable qu'elle paraisse - est gangrénée par la bassesse. En fait, les "maîtres" sont avides d'honneurs et se compromettent avec les politiciens. Question: peut-on espérer que le monde scientifique d'aujourd'hui diffère vraiment de celui de l'époque (1909) ? J'ai envie de répondre: non, hélas. Les antagonismes prennent maintenant des formes un peu différentes, peut-être moins "naïves"; mais le "savant" reste un homme, avec ses qualités et (surtout) ses défauts personnels.
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M. Rohner n’a dit qu’un très petit mot:
« Alors ? »
Roch a haussé les épaules et a répondu d’une voix qu’il voulait indifférente, peut-être pour atténuer le coup:
« M. Chalgrin est nommé ».
Je suis obligé d’avouer que le visage de M. Rohner est devenu très laid. (…) Il a crié:
« C’est un intriguant ! Nous le savions ! Il n’est entré à l’Académie des Sciences que parce que je l’ai bien voulu. (…) Mais puisqu’il veut la guerre, eh bien ! ce sera la guerre. Je le briserai comme… comme… »
M. Rohner cherchait de l’œil quelque objet fragile et il s’est emparé d’une petite bouteille vide, qui se trouvait sur la table. Il répétait:
« Je le briserai comme cette bouteille ! »
Il a jeté la bouteille par terre, d’un geste furieux. Et il s’est passé la chose la plus ridicule du monde: la bouteille a rebondi deux ou trois fois et ne s’est point cassée. (…) Nous avions envie de rire et nous faisons de grands efforts pour n’en laisser rien paraître.
Je ne crois pas en Dieu, Pasquier, mais le Christ est la plus belle oeuvre de l'humanité. Des millions et des millions d'hommes ont mis des milliers d'années pour faire un Dieu, pour composer, de tous leurs rêves et de toutes leurs espérances, un Dieu. C'est un phénomène respectable. Ceux qui ne le comprennent pas sont de médiocres observateurs. Aujourd'hui, le christianisme est en péril. Il s'est encombré de trop de choses. Il traîne avec soi toutes les fables orientales de l'Ancien Testament, comme s'i l'on devait sauver tout ce sublime bric à brac. C'est une grande faute. Il faut sauver l'essentiel. Il faut sauver cette idée d'un dieu humain et charitable qui s'est cristallisée dans les âmes au prix de tant de souffrances. Et pour sauver l'essentiel du christianisme, s'il faut consentir à sacrifier quelques vieilles légendes barbares, vraiment, qu'est-ce que cela peut faire ?
M. Rohner n'a pas le culte de l'intelligence, il a le culte de son intelligence. Il est parfaitement sûr que lui seul est intelligent et que les autres hommes sont plus ou moins doués pour la stupidité. Ce dédain, il ne le réserve pas au vulgaire, il l'étend libéralement aux esprits réputés pour leurs mérites, pour leurs travaux pour leur ingéniosité. M. Rohner méprise indistinctement tous les autres savants et ne laisse jamais perdre une occasion de manifester son mépris. Je n'ai pas encore, des hommes, une expérience approfondie ; mais il me semble que méconnaître à ce point l'intelligence chez les autres, c'est pêcher contre l'esprit.
Dans les guerres, on fait d'abord tuer les jeunes et l'ont dit, naturellement, que les vieux ne peuvent plus faire campagne. C'est possible. Nous verrons peut-être cela plus tard. Ce dont je suis sûr, c'est qu'on fait tuer les jeunes d'abord parce que les hommes très jeunes ont, plus que les autres, le hautain mépris de la vie. Ils vieilliront, ils connaîtront toutes les douleurs, toutes les hontes, toutes les détresses ; chose terrible à dire, ils se prendront à aimer cette vie misérable et ils n'auront plus la moindre envie de mourir.
Les lapins ont recommencé, sournoisement de se battre. Hélas ! Les lapins ne sont pas, comme on le croit souvent, de doux et timides rongeurs ; ce sont des bêtes féroces, comme tous les êtres vivants. Le mâle suit la femelle et l'importune. Si la femelle n'est pas bien disposée, elle manifeste son impatience en frappant le sol avec ses pattes de derrière – comme nous, mon vieux, comme nous, – si le mâle insiste, la femelle le mord, et sois bien sûr qu'elle ne le mord pas n'importe où : elle tâche d'atteindre le malheureux dans le siège même du désir. Il arrive qu'elle l'émascule, d'un seul coup.. Alors la bête blessée pousse des cris terrible et le silence du laboratoire en est transpercé.
Première partie de la conférence sur Georges Duhamel donnée le 25 mai 2016 à l'Institut Henri Poincaré à l'occasion du Festival Quartier du Livre (Paris 5ème) par Philippe Castro.