C’est vrai qu’on apprend que les soldats tombent. Au nom de la pacification ? C’est quand même curieux. Nous sommes de plus en plus convaincus que c’est un grand mensonge assené pour rassurer le peuple. Les petits soldats, appelés, tombent à cause de la guerre, mais personne ne le dit. Ne l’avoue. Et puis la guerre, c’est entre deux pays, ici, on nous rabâche que c’est la même France. Pierre assène tous les jours qu’on ne fait pas la paix avec des armes.
J’avais vu la même chose chez nous quand les Allemands contrôlaient les Français. Mais ici, des Français arrêtaient des Français ? Je fermai les yeux, gêné. Allais-je devoir faire la même chose ? Je n’y arriverais jamais. Ce serait au-dessus de mes forces.
Les classes, l’apprentissage des armes terminé, et nous voilà vite lâchés dans ce décor qui avait perdu la blancheur du début. Rien, dans les Aurès, ne ressemblait à ce que j’avais vu, l’espace de quelques heures, en ville. Ici, dans les villages, plus de maisons blanches et neuves, que des murs en terre cuite de couleur ocre, menaçant ruine, plus de voitures. Je revis des pages de mon livre d’histoire qui montraient des dessins du Moyen Âge. C’était pareil. Je ne comprenais rien, et mes camarades non plus.
Vint le temps où il fallut obéir. On nous dit que nous étions ici pour le maintien de l’ordre. Moi, je trouvai très vite que nous faisions la guerre.
Et ce n’est pas le décor de ce matin, malgré sa douceur, qui me fera dire le contraire. C’est vrai qu’il est beau. Ma section se repose dans un endroit magnifique. J’irais bien leur donner quelques conseils, à ces vieux bergers, je sais, moi, comment on traite un troupeau de bêtes. Une fois, j’ai dit mon envie à l’adjudant. Il m’a ri au nez en disant qu’on n’était pas là pour aider les Arabes, mais les Français. J’avais cru que c’était pareil, notre instituteur nous l’avait raconté en leçon d’histoire.
Ce pays attend depuis des années qu’on s’occupe vraiment de lui. La colère engendre des révolutions, j’ai l’impression que nous en vivons une. Quelle en sera la fin ? Je ne sais pas. Autour de moi, personne ne sait non plus. Nous apprenons, souvent par hasard car on en parle peu, que des appelés du contingent sont tués, blessés gravement. Ces jeunes laissent des familles dans le deuil. On sait que les embuscades se multiplient. Nous savons aussi que les « bons pour les filles » sont de plus en plus appelés et rappelés. Il faudra que le pays se souvienne de ces gars qui donnent leur temps et leurs vies pour une cause curieuse.
J’avoue que je ne me reconnaissais pas vraiment. Moi, le timide, moi, le garçon rangé, je venais de franchir un pas que je n’aurais pas cru possible le matin même. Fallait-il que ce soit pareil dans la vraie vie ? Parce que ce soir, c’était une mascarade. Peut-être la vivions-nous de cette manière pour oublier que dans quelques mois, nous serions sans doute dans le Djebel ? Pensions-nous à ceux qui ne revenaient pas ? Sans doute que non, mais ce déchaînement, inhabituel, à la suite d’une séance de nudisme intégral devant un public de fins politiques, rendait cette journée de tous les excès complètement folle.