Poème de la fatigue
I
On avance dans l'épuisement
marais ou dunes
dans ce qui est en train de se finir
les dunes les pieds s'enfoncent
la marche est gênée d'herbes maigres et hautes
ou l'étendue molle des marais
sol imbibé
eau épaissie du pourrissement continuel des plantes sombres
et d'une marche plus lourde on avance encore
dans cette terre qui colle
l'effort s'enlise
pris dans le sable ou la vase
de même
dans ce qui est en train de se finir
on n'a pas souvent le choix
//
il s'agit toujours d'en sortir
et toujours on se heurte à la force
long temps lourd cours des choses
qui nous porte malgré tout
jusqu'
aux eaux mortes
épaissies et obscures
tout finit comme les feuilles
et on se retrouve à nouveau
sans énergie pour plier le dehors
//
perler
interminable souffle
qui n'atteint ni ne cerne
ne résout ni ne transforme
sous le ciel
un rien à voir
comme la sensation d'un sol mou sous le pied
homme
de si peu de poids
dans l'incertitude
qui dure
//
dans la lumière qui monte sur l'étendue qui s'agrandit
il s'est arrêté à peu près au milieu et se recroqueville
dans la lumière qui monte avec la fatigue
la mer s'éloigne et les gens bougent
il se serre pour durer
//
il y a sans doute encore à dire
mais il faudrait arriver à y croire assez
Dehors, dans la chaleur de l'été, tout est en place,
même la chaleur. La foule, les boutiques, les voitures,
les enfants, les arbres, les oiseaux et le reste. Belle
journée en perspective.
moment sans refuge
ni le silence ni le bruit de la vie
//
continuer
comme s'il fallait
porter plus loin l'épuisement
pour qui
plus loin
comme si on n'avait pas le droit de rester là
avec une langue en bouche
avancer encore un peu
pour qui
et puis le rire
déracinant
//
au bout du jour
qu'est-ce qui reste
on a parlé on a
fait ce qu'il fallait
on n'a pas avancé d'un pouce
peut-être cela vaut-il mieux
on s'est reposé d'attendre si fort
mais l'usure de l'étoffe
quand on la regarde de près
fait un peu peur
II
Continuer. On passe souvent à travers en se contentant de continuer sans voir.
Cycles d'air et étouffement. Des moments où on
n'attend plus rien. Même pas déçu. On a seulement
pris le pli et peu à peu, l'espoir ne crispe plus le
ventre, on laisse les choses en l'état. Avec un peu de
chance, on se rejoindra, plus loin.
A l'intérieur cassent des fibres sensibles comme des cordes.
Impression que rien ne tient assez fort pour endiguer,
maintenir dans cette zone fatigante où pourrait se jouer quelque chose.
Ce qui tient, le dehors, ces nuages par exemple, est hors de portée.
//
Nausée. Comme une pression très forte au centre, évacuant de tous côtés jusqu'à ce qu'on croyait définitivement acquis, fixé. Temps pourri.
Ce qu'on attend d'une vie. Ce pour quoi on continue.
Fatigue. Tête usée alors que le reste du corps poursuit tant bien que mal son travail.
Le dégoût. Le courage qui manque.
La pluie lave le carreau. Le silence, ailleurs.
Peur de ne pas se redresser, un jour. D'en rester là.
De laisser une page avec du blanc encore.
ce n'est pas la fin qui gêne
mais quelque chose de plus lourd
à l'intérieur de la vie
//
Écrire, comme si quelque chose devait se jouer un jour ou l'autre à cet endroit.
Alors, on se maintient, on entretient la main. A certains moments, on ne peut d'avantage.
Quand cela se prolonge, on finit par se demander si ce n'est pas cela, écrire, au vrai.
Dans la nuit, la sonnerie grelottante et persistante annonce un train qu'on ne voit pas.
L'inconsistance : on ne sort pas du pas encore, de l'inexact. On se demande si c'est possible.
Vision triste. On vit, mais au fond, ça n'avance ni ne recule, ça reste là. Ça remue seulement un peu pour, en définitive, rester là.
//
au milieu de la nuit
la pluie n'éteint pas les quelques lumières de la ville en bas
on rêve d'un lourd sommeil sans rêves
on ne peut plus se voir
au matin le ciel clair à force de nier
//
Usé par ce qui est à faire. Sans cesse. Même en allant vite, en expédiant, toujours quelque chose devant jusqu’au soir où progressivement se ralenti le rythme : on est seul, vidé.
Ce qui ne s'abolit pas, même si on le repousse aussi loin que possible : le désordre, le mensonge, la confusion, la lâcheté.
Chacun tient plus ou moins bien ses monstres.
Au bout du compte, se rappeler une musique, un arbre dans la pluie, la brume le matin... Cela, en réserve, pour rester encore debout.
//
A la fin de la nuit.
Un moment vient de calme où il n'y a plus rien. On est là, indifférent au malaise qui a porté jusqu'ici, au bord d'une nuit qui se termine, et on attend qu'une décision se prenne.
Au-delà d'un certain effort, il ne sert à rien d'essayer de peser sur les choses. Toute l'énergie sera dépensée pour déplacer un tout petit volume et on aura plus la force de mettre autre chose à cette place.
Les choses. Le pesant.
//
Les yeux chauffent.
Ce n'est pas la page qui angoisse, mais ce qu'on serait capable d'écrire, sans retenue.
Il y a aussi ce qui use peu à peu, ce qui gagne en dedans, nous réduisant.
Parler ou se taire, cela est clair, égal. Mais le plus souvent, tout demande la parole et, dans le même temps, le silence.
ce qui nous tient encore debout
la ténacité
l'entêtement
l'habitude
on ne sait plus se retrouver assez
Les yeux brûlent.
//
Fatigues.
Peu de souffle restant
et un goût dans la bouche de mot mâchés trop longtemps.
Ou simplement les yeux qui tombent.
N'importe comment, elles sont ce qui reste.
Résidus, au moins sûrs.
(P21-28)
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