Utiles ou dangereux,
Fantastiques ou réels,
Exotiques ou domestiques,
Créatures divines de l'Eden perdu,
Synonymes de rédemption ou châtiments,
Porteurs de signification théologique complexe,
Exorcisants la peur,
Justifiants la foi,les animaux, au Moyen Âge, ont toujours été pensés en fonction de leur relation à l'homme.
Leur présence est très dense, comme le montre ce magnifique livre de
Chiara Frugoni, splendide tant dans la forme que dans le contenu : dans les presque quatre cents pages brillantes, les textes qui témoignent de l'investigation curieuse, animée et toujours vive de l'historienne, sont accompagnés de de splendides photos, des reproductions de manuscrits, de cartes, de sculptures, de peintures et de tapisseries capables de vous laisser sans voix.
C'est une habitude avec cette auteure, la passion du détail ou plutôt des détails. Comme elle l'a déjà démontré, dans l'ouvrage consacré aux fresques de la Basilique Saint
François D'Assise, chez le même éditeur, sa connaissance sans faille des textes alliée à une précision hors pair de la description, de la recherche du détail caché, des sens voulus par les sculpteurs, peintres, enlumineurs, etc... Rien ne lui échappe, pour notre plus grand plaisir car on se prend au jeu.
Le travail d'édition est une nouvelle fois exceptionnel de la part des éditions Les
Belles Lettres.
Chiara Frugoni décide de remonter le temps jusqu'à la Genèse pour revenir au Moyen Âge pour expliquer la place des animaux. Car il faut bien leur donner un nom, et déjà à ce moment là du livre : le double récit de la Création, on sent bien que nous allons aller de découvertes en découvertes.
Au fil des pages, des titres de chapitres, l'auteure invite le lecteur à courir de paragraphes en paragraphes, pour découvrir les secrets cachés derrière la présence de licornes, griffons, centaures,... Inévitablement, cependant, l'image attire notre attention : c'est une osmose parfaite, celle entre documents et essais, capable de nous engager dans un chemin qui est tout sauf acquis. En fait, la surprise est immédiate : des bêtes fantastiques côtoient des bêtes réelles même dans la Bible ! Adam est appelé à donner un nom à tous les animaux créés par Dieu : "Un exemple de compétition iconographique entre la scène de Dieu qui crée les animaux et celle d'Adam qui les nomme nous est fourni par les mosaïques qui recouvrent entièrement la première coupole au sud-ouest de l'atrium de la basilique
Saint-Marc à Venise."
Mention spéciale pour le chapitre sur les fascinantes Mappae Mundi
Ces cartes du monde qui recouvrent ou pavent les églises et les palais, ou qui enluminent de précieux manuscrits. Ce sont des cartes qui, en plus d'offrir la représentation caractéristique en "T" du monde, recoupent divers épisodes bibliques et historiques, dans lesquels apparaissent de nombreux animaux.
Chiara Frugoni se concentre en particulier sur la carte d'Ebstorf (gigantesque mappa mundi, composée de trente peaux de chèvre cousues ensemble, retrouvée en 1830 dans l'ancien monastère bénédictin d'Ebstorf, aujourd'hui canonicat protestant féminin de la Basse-Saxe, la plus grande mappa mundi qui nous soit parvenue 3,57 mètres de diamètre), où les différents animaux sont représentés à côté de leur sort. Les plus grands dangers sont, à juste titre, concentrés sur les continents les moins explorés. Là, des présences étranges, voire semi-humaines, font leur apparition, qui suscitent sûrement un sourire chez le lecteur d'aujourd'hui.
Jugez plutôt :
"Une encyclopédie figurée
Tout autour de la carte, les bords sont remplis de textes, tirés presque exclusivement des Étymologies d'Isidore de Séville, qui fournissent des renseignements impossibles à placer à l'intérieur, étant donné la profusion des images ; de fait, sur la mappemonde, les légendes sont très brèves : même les plus détaillées ne forment guère plus de quelques lignes.
Ainsi découvrons-nous des épisodes bibliques, accompagnés de leur représentation respective, tels que l'arche de
Noé par exemple, ou la tour de Babel, les peuples de Gog et Magog cités dans l'Apocalypse, Adam et Ève tentés par le serpent ou bien seulement évoqués par leur nom à côté d'un signe symbolique de lieu, comme Ninive, la ville qui allait être détruite par la colère divine. Mais on y voit aussi le tragique destin de Sodome et Gomorrhe et de ses habitants, ou encore Mambré, où trois anges apparurent à Abraham près d'un grand chêne, les tombes des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, les miracles de Moïse devant Pharaon. Ces événements de l'histoire sacrée se mêlent aux histoires de dieux et de demi-dieux païens comme Bacchus et Hercule, aux aventures des Argonautes, y compris la conquête de la Toison d'or, à l'histoire d'Andromède enchaînée nue sur un rocher et sauvée par Persée. La carte ne manque pas de fournir aussi de plaisantes curiosités. En Scythie, il existe par exemple une fontaine qui a la propriété de faire changer de sexe : l'homme qui s'y plonge en ressort femme.
De célèbres monuments tels que le labyrinthe de Cnossos, le colosse de Rhodes, les colonnes d'Hercule et le phare d'Alexandrie s'insinuent parmi les représentations de villes antiques et médiévales, d'églises et de monastères (dont sont mentionnés les fondateurs et les successeurs). Les voyages et les exploits d'Alexandre le Grand occupent une place importante et proviennent tous du Roman qui le concerne. le Macédonien rencontre et combat les griffons, les Amazones, les Cynocéphales, les Panotéens et les Hippopodes à pieds de cheval, les Ichtyophages qui ne mangent que du poisson ; il enferme dans l'enceinte d'une muraille infranchissable les peuples anthropophages de Gog et Magog ; descend, à bord d'une espèce de bateau aux fenêtres de verre, conçu par les brillants artisans de l'île de Mioporen, dans les profondeurs de la mer ; triomphe du souverain perse Darius et du roi indien Poros, honore le premier avec une tombe appropriée à son rang, et interroge les arbres du soleil et de la lune, près du paradis terrestre, qui lui prophétisent sa mort prochaine.
Les nombreuses bêtes, dangereuses pour la plupart, réelles ou imaginaires, dont sont évoqués les habitudes et les comportements fabuleux, y jouent un rôle très particulier.
Les Saintes Écritures, la mythologie, des informations relatives à la faune transmise par les bestiaires et par les auteurs antiques, mais aussi des renseignements sur la géographie et l'histoire des événements de l'humanité, tout s'amalgame sur le tableau synoptique du savoir médiéval où se mêlent aussi des époques différentes : Adam et Ève sont tentés par le serpent tandis que la colombe rejoint l'arche de
Noé solidement encastrée dans le mont Ararat, et le Christ, au centre de la carte, ressuscite à Jérusalem"
La carte d'Ebstorf est juste splendide et l'analyse qui en est faite est un régal, de descriptions dont seule
Chiara Frugoni en avait le secret (l'auteure est décédée le 9 avril dernier)
Et que dire des nombreux animaux dangereux dans la réalité ?
Le loup, l'ours, le sanglier se reproduisent au haut Moyen Âge, tandis que plus tard les panthères , les lions et les tigres , souvent interprétés de manière allégorique, prennent plus de place.
Parmi les nombreuses curiosités, impossible de ne pas rouler des yeux devant les procès d'animaux ! On dirait un conte à la Orwell, celui que nous présente
Chiara Frugoni : des sangliers et des cochons jugés devant la foule de leurs semblables et de leurs maîtres, pour observer les accusés presque toujours mis à mort dans d'atroces souffrances. Mais c'était la réalité : grotesque, lugubre, violent, à l'image de tout ce que l'homme ne pouvait dominer, comprendre ou expliquer.
Dans ce parcours iconographique et textuel,
Chiara Frugoni nous accompagne à la découverte d'une relation chaotique, loin de la pleine fraternité que seul saint
François semble apporter.
Et aujourd'hui ? Que pourrait-on écrire sur le lien homme-animal ? Comme toujours, l'art et l'histoire aident à réfléchir sur le passé, mais ils sont aussi un pont précieux pour comprendre plus profondément les vices, les qualités et le potentiel de qui nous sommes.