Rigoureusement inconnu sous nos latitudes, le russe
Edouard Verkine a plutôt oeuvré jusque là dans la littérature jeunesse. Pour son premier roman adulte, l'écrivain s'inspire de Tchekov et de ses Notes de voyages sur l'île de
Sakhaline pour construire un récit post-apocalyptique où se croisent le bagne, la guerre, la misère et la pandémie. Tout un programme.
Visite guidée
C'est à une expédition semblable à celle menée par
Anton Tchekov en 1890 que s'intéresse
Edouard Verkine. Notre guide et narratrice, Lilas, est une futurologue russo-japonaise venue tout droit de Tokyo et mandatée par l'illustre Professeur Oda pour étudier l'île de
Sakhaline à l'extrême Nord de ce qui constitue désormais l'Empire japonais. En effet, suite à la dispersion d'un terrible virus appelé la MOB (ou rage mobile), la quasi-totalité du globe a succombé au feu nucléaire et seul le Japon isolationniste est parvenu à émerger du désastre.
Considérée à la fois comme une zone tampon avec ce qu'il reste du continent — Russie, Chine et Corée — ,
Sakhaline reste encore et toujours une terre de bagne où trois terribles prisons nourrissent les fantasmes les plus fous de la part des Japonais. Pour tirer les choses au clair mais également pour regarder le
futur en face, Lilas embarque à partir d'Etorofu pour se rendre sur cette terre maudite où elle va découvrir l'Enfer.
Le roman d'
Edouard Verkine n'est en effet pas là pour vous divertir. Pendant sa première moitié, le lecteur découvre une île de
Sakhaline inhospitalière où le bagne et la misère ont établi de
nouvelles normes. Ajoutez la constante menace de voir débarquer la MOB et vous obtenez un territoire aux conditions de vie effroyables.
Verkine emmène donc Lilas dans un long périple à travers l'île pour visiter à la fois les villes mais aussi les fameuses prisons de
Sakhaline : Les Trois Frères, Air Léger et Charbonette. Trois visions diaboliques et trois lieux insoutenables. Pour l'accompagner, un « enchaîné à la gaffe », Artiom, sorte de mercenaire tacitement accepté par les forces japonaises au pouvoir afin de juguler à la fois les bagnards de l'île mais également, et surtout, les nationalistes du mouvement 731 (allusion transparente à la sinistre Unité 731).
Dans cette première moitié,
Sakhaline souffre du syndrome
Metro 2033 (et partage d'ailleurs le nom de son héros masculin avec le roman de
Dmitry Glukhovsky) puisque
Edouard Verkine nous détaille par le menu les prisons et les villes traversées, comme une balade tout en nuances de noirs sur une île dévastée par la misère et dont toute trace de vie sauvage a disparu. Autour, des carcasses rouillées de sous-marins, des poissons radioactifs et des cimetières de baleines. Un paysage d'apocalypse qui ravira les amateurs du genre. Dommage que l'ensemble soit aussi linéaire.
Entre les paysages dévastés et les histoires des divers criminels qu'elle croise, Lilas devient le témoin de la réorganisation raciale de l'île. À
Sakhaline, on est soit un japonais libre (souvent représentant d'une forme d'autorité ou d'une autre), soit un bagnard (japonais, chinois, coréen…) soit un nègre (terme bâtard utilisé pour décrire n'importe quel américain qui s'est échoué dans cet Enfer et qui n'a plus rien à voir avec la couleur de peau).
Si le rappel de l'Unité 731 ne suffit pas au lecteur,
Edouard Verkine montre qu'après l'Apocalypse, les plus vils instincts de l'homme ont repris le dessus. Ici, le chinois devient un khan/un réfugié grouillant tandis que le coréen touche le fond du fond de l'échelle raciale, sous-homme à dézinguer et/ou torturer. le nègre, lui, a un rôle plus étrange et plus symbolique. Maintenu dans des cages ou tabassé à mort au cours de pugilat populaire, le nègre devient une sorte de souffre-douleur divertissant, un rappel de la non-humanité, une bête de foire. Comme si l'homme, à la fin, avait besoin d'un animal à dominer…et comme les animaux n'existent plus et qu'il faut se venger de ce qui est arrivé au monde…
Dans cette plongée asphyxiante,
Edouard Verkine tire brutalement le frein à main et rajoute une apocalypse sur son monde post-apocalyptique. Confronté à l'écroulement des derniers vestiges d'autorité et de structure sociale, Lilas et Artiom s'embarquent dans une fuite vers le Sud de l'île entre invasion zombiesque (ou infectés d'ailleurs, dans l'esprit d'un 28 Jours plus tard) et sauvetage imprévu (d'un albinos transformé en réserve amputable mobile pour fétiches et autres gris-gris). Toujours plus désespérée et désespérante, l'histoire intercale le témoignage d'Artiom, certainement le personnage le plus réussi, et son « père » Tchek, vieux philosophe obsédé par les chiens et par la mort. On y croise aussi un poète englué dans l'horreur du bagne, Shiro Shinkaï, et qui offre peut-être par ses vers les derniers rayons d'espoir au personnage de Lilas.
Ce qui fascine dans ce roman, c'est son côté jusqu'au-boutiste dans la noirceur qui rappelle du Volodine ou du MacCarthy version La Route tout en arrivant à dresser un tableau racial acéré des populations de l'extrême-orient russo-sino-japonais. En tirant le portrait à la fois à la société japonaise (et en poussant certains traits à l'extrême) et à l'esprit russe (avec un bagne à la Tchekov),
Edouard Verkine offre un roman de science-fiction terrifiant où l'espoir ne pointe sa tête qu'à la toute fin et après mille horreurs. L'une des qualités les plus surprenantes de
Sakhaline, c'est qu'il réfléchit à la futurologie après la fin de l'histoire ou presque.
Ici, la science-fiction devient une constatation de naufrage pour l'humanité, un avertissement sur la confluence des dangers viraux, atomiques et racistes.
Pour inhumain et écoeurant qu'il soit, le système du bagne sur
Sakhaline en dit long sur l'homme et sa capacité à maltraiter son prochain, une capacité d'autant plus forte que le monde autour s'écroule.
Cette réflexion sur le
futur et sur la nécessité pour nous de le rechercher au sein de notre propre présent conduit le lecteur au devant d'un gouffre littéraire à la noirceur saisissante où les cadavres servent à alimenter des centrales électriques ou à faire du savon pour les mille ans à venir. Autant vous dire que chez
Edouard Verkine, le futur n'est pas bien reluisant.
Malgré une première partie programmatique en forme d'hommage à Tchekov,
Sakhaline puise une noirceur infinie à travers son monde dévasté et son système racial poussés à l'extrême. Surprenant et jusqu'au-boutiste dans sa démarche,
Edouard Verkine vous invite à un voyage au bout de la nuit et de l'homme.
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