Merci aux éditions JC Lattès de m'avoir permis de découvrir ce livre, via netgalley.
C'est le titre qui m'a attirée, couplé à la première phrase de la quatrième de couverture, « Tout est personnel dans ce livre ».
Mahir Guven m'était inconnu jusqu'à ce que je reçoive ce livre et que je me mette à le lire. Et cette lecture m'a fait du bien. Pourtant, ce n'est pas ce à quoi je m'attendais : je croyais que
Mahir Guven allait dérouler sa vie de façon chronologique, mais, même s'il y a une certaine continuité chronologique, elle n'est pas apparente (surtout au début) et elle fait plutôt place à une réflexion qui peut paraître parfois peu structurée (mais ce n'est qu'un artefact de l'écriture, qui en fait est très maîtrisée et amène le lecteur exactement là où
Mahir Guven a décidé de l'amener) et qui aborde divers aspects liés au fait d'être immigré, ou bien enfant d'immigré.
Mahir Guven est né en France et a passé la plus grande partie de son enfance à Nantes. Mais ses parents ne sont pas français, ils sont tous les deux venus de Turquie pour échapper à la répression politique des années 70. Et c'est cette expérience familiale que
Mahir Guven raconte, en même temps qu'il essaie de la mettre en perspective pour tenter de comprendre les mécanismes à l'oeuvre lorsque l'on parle d'intégration.
Et ce sont surtout les réflexions autour de la langue qui m'ont intéressées. le fait que
Mahir Guven soit né en France, à la différence de sa mère, introduit un rapport à la langue différent, et l'expérience de l'auteur lors d'une courte expatriation en Allemagne lui permet de se retrouver, en quelque sorte, de l'autre côté du miroir et de comprendre beaucoup de choses. Pour avoir été moi-même expatriée (et c'est bien différent que d'être immigré) dans des pays non francophones, j'ai pu partager un certain nombre de conclusions auxquelles il arrive et j'ai apprécié de voir des mots mis sur des constats que j'avais pu faire. La notion de douaniers de la langue est à cet égard très intéressante et permet de comprendre beaucoup de choses et de mettre en lumière de nombreuses barrières à cette fameuse intégration.
C'est aussi la notion de racisme ordinaire que j'ai trouvée bien décrite dans ce livre. Si je ne me trompe pas, l'expression n'est pas utilisée, mais c'est bien ce qui est décrit à plusieurs reprises. Et l'on voit la difficulté que c'est de l'identifier et le nommer (c'est me semble-t-il un sujet assez récent), tant pour celui qui en est victime parfois sans s'en apercevoir et qui tente de se conformer à l'image de lui-même que les autres lui envoient (comme le titre du premier chapitre, « Fort comme un Turc », un stéréotype que je ne connaissais pas d'ailleurs!), que pour ceux qui pratiquent ce racisme souvent sans même s'en apercevoir (« Mais toi, que penses-tu des attentats commis au nom de ta religion ? Parce que, n'est-ce pas, quand on est un tant soit peu basané, on se doit d'avoir une opinion élaborée de la géopolitique mondiale, bien mieux argumentée et documentée que celle du premier quidam qui passe – quidam blanc, cela va sans dire… – Et puis, quand on est basané, on est obligatoirement musulman, et donc obligatoirement suspectable – si ce mot existe… – d'islamisme. C'est quand même avoir une vision assez simpliste du Moyen Orient, où les minorités religieuses, notamment chrétiennes, pullulent. Et puis c'est nier la liberté de conscience de chacun : parce qu'on est basané, on semble perdre le droit d'être athée, ou agnostique, ou déiste, ou tout autre croyance auxquelles les bons français de souche ont le droit de prétendre !).
Comme cela se remarque, ce sont des sujets qui me touchent. D'une part parce que le fait de vivre à l'étranger m'y a sensibilisé. D'autre part parce qu'il se trouve que mes enfants sont basanés (et pourtant pas de cette partie du monde, même si beaucoup le croient, c'est amusant d'ailleurs !) et que je vois ce racisme ordinaire s'exercer au quotidien. Je vois la difficulté qu'eux-mêmes peuvent avoir à l'identifier et je vois comment cela les influencent et les faisant inconsciemment adopter des comportements pour se conformer à l'image pré-conçue que l'on a d'eux et qu'on leur renvoie avant même de les connaître.
Il est vrai que la fin m'a semblé moins construite, moins forte, peut-être écrite un peu trop vite, peut-être pour respecter une date butoir. Ou bien parce que dans cette dernière partie,
Mahir Guven expose ses réussites sociales et professionnelles, il est un peu plus dans l'auto-congratulation. Mais peut-être est-ce nécessaire d'avoir un fort sentiment de fierté et de confiance en soi pour justement être capable d'une telle ascension. Il faut de la chance, certes, et
Mahir Guven n'en disconvient pas, mais il faut aussi un caractère bien trempé, qui pousse peut-être un peu de temps en temps à la vanité.
Mais malgré ce bémol, ce livre est pour moi essentiel. Il aborde des sujets qui sont souvent peu traités quand il est question d'intégration et les rend accessibles grâce à sa facilité d'écriture et grâce au partage de son expérience à multiples facettes. Hélas, ce livre ne sera probablement pas lus par ceux qui en auraient peut-être le plus besoin. Je pense à cette collègue qui, justement pendant que je lisais ce livre, parlait (mal) d'une famille qu'elle côtoie dans le cadre du travail et s'étonnait qu'« ils parlent musulman à la maison » (sic). Outre le cours de linguistique accéléré dont elle aurait eu besoin, j'aurais aimé lui parler « douaniers de la langue » et multiculturalisme, mais aurait-elle seulement écouté ?
Un livre essentiel donc. Qui fait réfléchir quelle que soit notre place dans la société. Pas de réponses toutes faites ni de solutions miracles, mais une certaine foi, je crois, dans la capacité de l'être humain à réfléchir et à s'améliorer. Une invitation à réfléchir à ce que l'on peut faire, chacun à son niveau. Une lecture qui donne envie de relever le défi et que je conseillerai à droite et à gauche, à des récalcitrants comme à des convaincus. Je me suis d'ailleurs empressée de l'offrir (avec dédicace de l'auteur en plus !) à mon grand fils basané, en espérant que ce livre lui permettra de mettre des mots sur certaines de réalités qu'il vit et de trouver comment se positionner par rapport à ces micro-agressions répétées. J'espère que beaucoup d'autres lecteurs pourront en faire de même, ou pourront réfléchir à certains de leurs réflexes pour ne pas être à l'origine de ces micro-agressions. Un livre qui peut donc vraiment parler à tout le monde, pour peu que l'on soit prêt à écouter et à réfléchir.