Pas toujours facile d'élever des adolescents de nos jours ...
Sans vouloir généraliser, il faut souvent négocier leurs crises de rébellion, alors même que l'autorité parentale devient obsolète.
Ils savent tout mieux que vous, et en cas de désaccord votre expérience ne fait plus de vous qu'un vieux con à leurs yeux.
Ils peuvent être insolents, ils ne décollent plus le nez des réseaux sociaux, constamment absorbés par leur ordinateur ou leur smartphone.
Les résultats scolaires passent au second plan, seules les fêtes où circulent alcool et substances illicites trouvent désormais grâce à leurs yeux.
Ils attendent que vous soyez toujours disponible pour eux, et il leur semble en contrepartie tout aussi naturel de ne jamais l'être pour vous.
S'ils ont plus ou moins conscience de vos sacrifices financiers ou du temps que vous passez pour eux, ils estiment que c'est tout naturel.
Ils n'ont finalement plus besoin de vous que pour manger ou laver leur linge ( et vite de préférence ! ) : Pour le reste ils sont en revanche assez émancipés pour gérer leur vie telle qu'ils l'entendent.
Eh bien vous ne le saviez peut-être pas, mais finalement vous avez de la chance.
Celle de ne pas avoir un adolescent comme Naomi à gérer.
Ce n'est pas du linge sale que Maehara Naomi, quatorze ans, laisse à ses parents ce soir-là. C'est le cadavre de la petite Yuna, une fillette de sept ans. Il l'a étranglée, mais bon ... il a juste serré un peu trop fort. Ca n'était pas prémédité.
A cause de l'odeur d'urine, il a quand même déplacé le corps dans le jardin, après quoi il est retourné dans sa chambre jouer à la console. Il n'a perdu ni l'appétit, ni le sommeil.
Pour le reste, que sa mère et son père se débrouillent ! Ils sont là pour ça, non ? Pour réparer ses petites bêtises ?
Quand Yaeko, la maman, découvrira ce que son fils colérique a fait, elle appellera son conjoint encore au bureau afin qu'il rapplique en vitesse.
Et c'est ainsi qu'Akio, le mari, se retrouve face à un problème inattendu qu'il doit gérer au mieux et au plus vite. Il essaie d'interroger son fils pour savoir ce qui s'est passé, comment c'est arrivé et en gros, les seules réponses qu'il parviendra à arracher à son meurtrier de fils seront "J'ai pas fait exprès" ou "Tu m'embêtes, j'en sais rien, moi."
Leur adolescent solitaire, qui de toute évidence est très attiré par les trop jeunes filles, se lave totalement les mains de son crime odieux.
Akio doit-il appeler la police et le dénoncer ? C'est son premier réflexe mais sa femme n'est pas du tout d'accord : Cela priverait Naomi de tout avenir et jetterait l'opprobre sur l'honneur de leur famille. Sans oublier qu'ils seraient considérés comme responsables des actes de leur enfant mineur.
"Sa vie sera finie si on sait qu'il a tué une petite fille !"
"Tu crois vraiment que les gens seront prêts à l'accepter quand même ? Comment ferais-tu, toi ? Tu traiterais une personne qui a commis un tel crime comme tout le monde ? "
Mais quelle alternative ont-ils ?
Le couple affolé, totalement dépassé par les évènements, réfléchit alors à la meilleure solution possible, s'improvisant hors-la-loi pour protéger Naomi et commettant au passage quelques erreurs de débutants.
Une partie d'échec s'engagera ensuite entre la famille Maehara et les policiers, représentés ici par deux cousins qui enquêtent ensemble sur le meurtre de la petite Yuna : Matsumiya et Kaga.
"Au point où nous en sommes, nous devons prévoir le prochain coup."
Toute cette partie du roman en fait un petit bijou d'humour noir.
Les doigts rouges est considéré par l'éditeur comme l'une des oeuvres les plus sombres de
Keigo Higashino, et elle l'est d'ailleurs à bien d'autres égards, mais je n'ai pu m'empêcher de sourire en découvrant cet improbable point de départ et la folle spirale qui s'ensuit.
Entre ce gosse infect qui refuse d'assumer ses actes, ces parents qui sont désemparés et tentent tant bien que mal de trouver une solution pour que soit épargné Naomi et l'étau qui se resserre progressivement autour de leur famille au fur et à mesure que progresse l'enquête, j'ai pris un malin plaisir à m'immiscer dans cette famille dysfonctionnelle en guettant les réactions de chacun, en observant leurs idées folles pour échapper à la justice.
Rien de bien imprévisible dans le déroulement des évènements, qu'on anticipe la majorité du temps, mais ça n'est en rien gênant puisque le livre joue davantage sur l'ambiance et la psychologie des personnages. Et réserve de toute façon de belles surprises dans son final.
Au-delà du roman policier et de l'alternance entre les conclusions des enquêteurs et les improvisations maladroites de la famille Maehara,
Les doigts rouges évoque principalement le phénomène du vieillissement de la population au Japon sous un angle tant social que culturel. Et plus largement, les liens entre les membres d'une même famille, notamment entre les enfants et leurs parents. Au Japon, il est tout à fait normal de voir réunis sous le même toit trois générations puisque la tradition veut que les familles accueillent leurs parents lorsque ceux-ci ne peuvent plus être indépendants.
"Mais de toute façon, il est dans l'ordre des choses que les enfants s'occupent de leurs parents, non ?"
Cela,
Keigo Higashino va l'illustrer au travers des deux familles qui s'affrontent ici : les Maheara et les deux cousins policiers.
Le père de Kaga est hospitalisé et ses jours sont comptés. Pourtant, son fils refuse de le revoir. Très proche de son oncle, Matsumiya ne comprend pas l'attitude de son cousin. Quel terrible secret a pu provoquer une telle discorde entre les deux ? Très proche du malade qui est aussi son père de substitution, Matsumiya va tout faire pour rapprocher Takamasa de son fils avant qu'il ne soit trop tard.
"Il a mené une vie solitaire, et il peut aussi mourir seul."
Quant aux Maehara, ils ne se sont pas mariés par amour et Akio a du faire de nombreux compromis pour son épouse, en particulier après la naissance de leur enfant. Yaeko a accepté de vivre avec sa belle-mère Masae à condition de ne pas avoir à s'en occuper, et le couple a déménagé dans sa maison peu après le décès du père d'Akio qui, victime d'Alzheimer, était retombé en enfance avant de s'éteindre définitivement.
"Il s'est servi de mes produits de beauté et il s'est enduit les doigts de mon rouge à lèvres. Il se conduit comme un petit enfant."
D'abord valide et indépendante, Masae a peu à peu sombré à son tour dans la folie, ne reconnaissant plus son propre fils.
"Elle avait oublié qui elle était."
"Il n'avait jamais pensé qu'après son père, sa mère puisse souffrir de démence sénile."
Rejetée par sa belle-fille, seule Harumi - sa fille - s'occupe d'elle.
Le roman pose donc les questions de la place grandissante des personnes âgées dans la société japonaise d'aujourd'hui ( "Je me sens mal rien qu'à l'idée de devoir prendre soin d'un vieillard atteint d'Alzheimer" ), du poids des traditions, du devoir des enfants envers leurs parents malades, séniles ou grabataires.
Et à l'inverse, celle du devoir des parents envers leur adolescent aux actes aussi irresponsables que monstrueux.
"Les familles paraissent normales de l'extérieur, mais elles ont toutes leur situation propre."
Traduit aujourd'hui mais écrit en 2009, il s'agissait là de ma troisième incursion au pays du soleil levant en compagnie de
Keigo Higashino après ses romans
La fleur de l'illusion et
La maison où je suis mort autrefois.
Et incontestablement, c'est celui que j'ai préféré.
Déjà parce que je me suis habitué très facilement aux patronymes orientaux des personnages, retenant très vite qui était qui sans les confondre, ce qui a facilité mon incursion dans cette culture si riche et si différente.
Parce que malgré la gravité des sujets je me suis malgré tout amusé à voir cette famille si banale en apparence se débattre et nager en eaux troubles pour sauver tant les apparences que leur tête-à-claques de fils psychopathe.
Parce que je me suis totalement laissé surprendre par le final.
Egalement grâce à l'écriture, toujours aussi bien servie par la traduction de
Sophie Refle, qui est impeccable, toute en simplicité et néanmoins efficace.
Et parce que le roman est beaucoup plus profond qu'il n'y paraît au premier abord. Pas seulement pour ses réflexions sur l'unité de la famille nippone mais aussi pour l'empathie que vous vous surprendrez à ressentir pour certains personnages, parfois de façon inattendue.
Et puis bien sûr, pour son effet thérapeutique : la prochaine fois que votre ado vous parlera mal ou se mettra en colère pour des broutilles, vous serez finalement ravi(e) et rassuré(e) d'avoir un jeune adulte aussi semblable à ceux de sa génération !