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Gérard Granel (Traducteur)
EAN : 9782070717194
589 pages
Gallimard (04/03/2004)
4.31/5   8 notes
Résumé :

La Krisis, dont le manuscrit principal date de 1935-1936, est en vérité le testament de Husserl. Cela seul suffit à en assurer l'importance, du point de vue des études husserliennes. Mais la fascination que ce texte exerce a une origine et des raisons plus profondes. C'est qu'en lui ne se termine pas seulement, l'histoire de l'entreprise phénoménologique, commence un tiers de siècle plus tôt, ni seulement (du mê... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
La crise est due à la spontanéité toujours renouvelée de l'être humain avec laquelle il se plonge dans la naïveté de l'objectivisme, cette tendance à tout considérer à la manière de choses, à s'oublier dans les choses, à tout prendre "au premier degré". Cette tendance a trouvé sa méthode depuis quatre siècles dans les travaux de Galilée qui le premier eut l'idée de considérer que la nature était un système clos sur lui-même, dissocié de celui qui la regarde et d'envisager que l'on puisse la modéliser. La naissance des sciences modernes, avec la physique de Galilée, prépare le terrain pour le dualisme cartésien.

Descartes inverse violemment la tendance traditionnelle de la philosophie à l'objectivisme en conservant le dualisme de Galilée, mais en travaillant sur son autre face. Il prétend fonder la connaissance sur l'expérience du Cogito. C'est la naissance concomitante du rationalisme moderne et de l'empirisme comme réaction à cette voie nouvelle de la philosophie. Le scepticisme de Hume pointe ce dont Descartes ne s'est pas occupé : comment l'individu constitue-t-il le monde comme unité cohérente, sur la seule base de données sensibles ? Mais l'empirisme humien reste un scepticisme : le philosophe écossais n'a pas cherché à résoudre les paradoxes qu'il avait lui-même levés. Après lui, Kant fonde une philosophie transcendantale systémique mais a déjà abandonné l'impulsion intuitive cartésienne et ne perçoit pas le sens du questionnement de Hume qu'il ne reprend donc pas : il pose que le monde existe déjà d'avance et ne s'intéresse pas aux données de l'expérience. Sa philosophie se passe de l'intentionnalité, de la volonté et des sens. Il a utilisé la méthode scientifique pour poser son système plutôt que de fonder cette méthode elle-même ; sa philosophie est mythique et il a freiné la possibilité de la fondation d'une connaissance qui synthétise toutes les autres. De fait, l'objectivisme, qui n'est ni intégré, ni dépassé, mais seulement ou refusé ou affirmé, est toujours ancré dans la philosophie.

Il faut pour l'en évacuer démontrer que la science positive de Galilée n'est pas tombée du ciel mais s'est développée dans un cerveau humain. C'est alors que la science positive elle-même trouve des fondements humains plus profonds et plus évidents que les formules mathématiques. Mais comment démontrer que l'objectivité évidente des mathématiques n'est que l'objectivation d'une subjectivité, que la science positive objective puisse reposer sur la subjectivité ?

Il faut en revenir à Descartes. Mais son Cogito est encore une "âme", c'est-à-dire un concept qui préexiste au Cogito. Il faut aller plus loin, dit Husserl, si l'on veut fonder une science humaine qui repose sur une vérité ultime de l'individu et montrer que le Cogito lui-même est une évidence moins profonde, une évidence "ressentie" par une intentionnalité première, fondatrice. Il faut donc mener le projet cartésien à son terme, plus loin que son fondateur ne l'a mené lui-même, ne l'a interrompu. Puis il faudra ensuite expliquer comment cette subjectivité transcendantale est capable de mener à une objectivité (la science, les objets autour de nous, le monde). Alors seulement, le penseur pourra se dire philosophe.

Husserl entame alors une épochè par une réduction transcendantale dont il remarque l'effet d'isolement du monde de qui la pratique. L'individu rentre en lui-même, se sépare du monde, mais se sépare aussi de lui-même. Il se voit lui-même et dit "je" mais ne sait pas à quoi correspond ce "je" sinon à ce qu'il voit, là, devant lui, ou en lui. Force est alors de constater que l'ego est double, ce dont on s'aperçoit également par la remémoration : me souvenir, c'est me rappeler le "je" que j'étais. Qui voit ce "je" que j'étais sinon une partie, une partie seulement de mon ego ? Il existe donc un ego ultime et un ego transcendantal, ce "je" que je suis sans savoir au juste ce qu'il est. C'est ainsi que se réalise l'intersubjectivité, la reconnaissance de l'existence d'autrui : nous n'avons jamais accès à l'ego ultime, mais toujours à l'ego transcendantal. Le monde est donc un réseau d'egos transcendantaux dont fait partie le mien propre. Je "vois" donc le monde objectif où "je" me trouve moi-même et toutes les formes de vie possible et imaginable ; car il est dans ma nature d'inférer un ego transcendantal à toute "chose" où je perçois une intentionnalité, enfants, animaux, choses, y compris.

Depuis cet ego ultime, je peux alors définir ce que je suis "objectivement" : "je" est une historicité qui entre dans une historicité plus vaste, humaine, puis universelle. De là, je peux aussi prendre les attitudes qui sont requises dans l'existence : l'attitude naturelle (je prends les choses comme elles viennent en oubliant mon ego ultime, en le fusionnant avec le "je" transcendantal, je perds tout recul sur la réalité), l'attitude scientifique, je fais alors référence à l'idéalisme inhérent de mon cerveau qui me fait imaginer des lignes droites et des cercles parfaits là où mes sens ne rapportent que des traces tremblantes, et de vagues lignes fermées, etc. Dans tous les cas, ma "conscience" n'est qu'une visée et non un état, un cheminement qui n'aboutit jamais mais me fait toujours progresser.

La naïveté objectiviste est donc dépassée par le fait que j'en prends conscience. Il m'est toujours possible de revenir à l'attitude "naïve", mais je reste transformé : je sais que c'est artificiel, je me sais agir à travers un filtre, celui de mon ego transcendantal ; je ne peux plus arguer mon "innocence" car il m'est toujours possible d'entrer à nouveau en moi-même et d'interroger la connaissance, l'objectivité qui me parvient pour, le cas échéant, tenter de l'expliquer. La science positive et les mathématiques n'expliquent jamais rien, ne font jamais rien comprendre, c'est l'explication ultime qui met en oeuvre l'évidence qui me fait "comprendre", qui donne un sens. Ainsi, l'humanité est libérée de l'illusion de l'objectivisme et n'a plus de prétexte à ne pas s'auto-responsabiliser et l'être humain est enfin devenu philosophe. Il reste à la psychologie à opérer le même travail et d'expliquer comment ce double ego est possible, plutôt que de rester enfermée dans son monde idéaliste qui refuse l'interaction avec l'extérieur et entretient, à son niveau, la naïveté objectiviste.

On peut reprocher au texte de Husserl d'être assez peu intuitif, malgré l'importance que prend l'intuition dans sa philosophie et les reproches qu'il formule lui-même sur ce plan à la philosophie kantienne. Il explique, commente, détaille et décrit certes l'épochè, mais ne parvient pas en trois cents pages à en donner une connaissance intuitive. A titre de comparaison, il n'a fallu que trois pages à Descartes pour faire vivre à son lecteur le Cogito. Cependant, et bien qu'issu d'une conférence de 1935, le texte de Husserl donne des ouvertures fantastiques pour envisager des réponses aux difficultés contemporaines : on peut comprendre l'impression de "second degré" du monde contemporain par le savoir que nous avons d'une connaissance ultime fondée en nous mais notre abandon souscrit de la mettre en jeu, l'acceptation de "laisser filer". On peut aussi comprendre les questions identitaires comme une nécessité de réécrire notre rapport au monde à une époque où les idées universelles se sont ancrées dans les esprits mais peinent à trouver une réalisation politique, économique. Enfin, on peut envisager une politique écologique puisque l'humanité est réintégrée par l'intersubjectivité dans le monde et n'en est plus séparée.

Reste qu'il sera bien nécessaire de mettre en oeuvre des structures de diffusion et d'enseignement de ces grandes idées qui devraient rencontrer (ont déjà ?) des obstacles de taille, politiquement et, sans doute, surtout, économiquement : comment justifier des niveaux de vie différents à l'échelle de la planète si l'universalisme triomphe ? Comment justifier les pôles d'attraction économique sans constituer des "histoires" singulière pour justifier des différences de "valeurs" (des historicités ou identités des "je" transcendantaux et des communautés d'appartenance) ? Faut-il entrer dans une ère ludique où les existences des individus sont scénarisée dans une vaste agglutination d'histoires singulières pour justifier la répartition des richesses ? Est-ce que cela ne rejoint pas, à un niveau privé (ou politique) les nationalismes et romans nationaux du passé ? ou bien faut-il insérer l'individu dans une historicité universelle pour le monde entier fondée sur l'universalisme, c'est-à-dire sur les égo ultimes ? Mais sommes-nous prêts à nous fondre nous-mêmes dans le grand tout du monde ? La première solution semble mener à la post-vérité et autres stupidités. Husserl penche bien sûr pour la seconde, mais on note la difficulté d'opérer ce changement "radical", cette "révolution copernicienne", dans le fait que les annexes montrent un Husserl prêt à défendre dans un combat la "culture" et la "philosophie" qu'il dit "européenne" : nous pensions que sa pensée était universelle...
Et oui, encore un obstacle : comment diffuser une pensée sans véhiculer l'historicité (individuelle, culturelle) à laquelle elle appartient, c'est-à-dire sans créer par avance des arguments de refus de sa validité, avant même de l'avoir énoncée ? Cette difficulté est peut-être la plus difficile à surmonter parce que la plus quotidienne : c'est celle de la subjectivité qui s'oppose à d'autres subjectivités et qui ensemble peinent à faire naître l'objectivité...
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Dans ce livre, Husserl ne veut pas montrer qu'il y a une crise de la scientificité au sein même de la scientificité. Il veut montrer au contraire qu'il y a une crise de la science objective en tant qu'elle ne semble pas expliquer comme il convient la Lebenswelt. Pourtant, ces sciences objectives se fondent sur la Lebenswelt en tant que sol : il appartient à la phénoménologie de pratiquer la réduction afin de retourner à l'esprit et saisir sa véritable nature, que le cartésianisme a contribué à objectiver (bien que le cartésianisme, il est vrai, soit aussi à l'origine d'un point de départ essentiel à la philosophie transcendantale), et à plus forte raison l'empirisme naïf. Là, la distinction entre sciences de la nature et sciences de l'esprit est essentielle : il appartient à la psychologie de se détacher du modèle objectiviste, de subir la réduction transcendantale, pour comprendre la nature propre de l'esprit, dans l'immanence de l'esprit, sans pour autant se confondre avec la phénoménologie. Husserl montre en outre, dans une longue déconstruction, les racines du modèle objectiviste.

L'argumentation est solide et fine. Il s'agit sans doute de l'un des trois ouvrages majeurs de Husserl, après les Recherches logiques et les Ideen.
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Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
"dans la détresse de notre vie, cette science [la science objective] n'a rien à nous dire. Les questions qu'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence humaine"
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Quand on est parvenu dans l'ego, on prend conscience qu'on se tient dans une sphère d'évidence, derrière laquelle vouloir poser encore des questions en retour est un non-sens.
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La tâche que le philosophe s'impose, le but de sa vie en tant que philosophe, c'est une science universelle du monde, un savoir universel, valable de façon ultime, l'universum des vérités en-soi du monde, du monde en-soi.
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Il faut qu'on finisse par voir qu'aucune science objective, si exacte fût-elle, n'éclaircit sérieusement quelque chose que ce soit, ni ne peut l'éclaircir. Déduire n'est pas éclaircir.
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Nous sommes devant le plus grand danger : celui de faire un naufrage au milieu du déluge sceptique.
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Vidéo de Edmund Husserl
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