Nous sommes jeudi soir. Quatre jours se sont écoulés et je n'ai vu personne.
L'angoisse a commencé lundi.
le Terrier était sur un coin de ma table. Robert me l'avait prêté. Il s'agissait d'une édition bilingue : der Bau. Robert essayait en effet de m'apprendre la prononciation des mots allemands mais mes progressions en la matière ne le satisfaisaient jamais suffisamment. le « u » ne ressemblait jamais assez à un « ou », le « ich » n'était jamais assez sifflé. Pourtant j'aimais cette langue, historiquement héroïque. Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, je reconnus que le texte en français me suffirait. Je n'en demande jamais trop aux choses. 130 pages divisé par deux. La lecture ne serait pas trop longue. Je pourrai ensuite lire autre chose car, après tout, je n'avais jamais demandé à lire der Bau, ni même
le Terrier. Mais Robert avait jugé qu'il serait bon que je lise ce texte : aussi avais-je accepté d'obtempérer.
La préface semblait en savoir quelque chose de ma vie, à ce moment-là.
Jean-Pierre Verdet y parlait en effet de la solitude de Kafka, de son sentiment de n'être jamais vraiment en lien avec l'autre même en sa présence, de n'être jamais autant en lien qu'il le souhaiterait. Il nous parle de son besoin d'isolement, dont il se justifiait par le prétexte bien commode des conditions idéales de l'exercice de l'écriture. Tout le monde sait pourtant que lorsque l'écriture devient plus pressante que la compagnie de l'autre, c'est du côté de l'un à l'autre qu'il faut regarder.
Mardi, je constatai qu'il me manquait des noix de cajou, des abricots secs et un citron. C'était un bon prétexte pour me rendre au Vival du village, qui fait aussi la Poste, et pour échanger quelques mots avec le vendeur. Sur les quelques centaines de mètres qui me séparaient du magasin, je ressassais quelques bons souvenirs. La dernière fois que j'avais vu le vendeur, c'était pour l'affranchissement d'une lettre pour la Nouvelle-Calédonie. Alors qu'il me demandait où se trouvait ce pays, je fus bien obligée de reconnaître que je n'en savais rien. Il n'en savait pas davantage. Par défaut, nous imaginâmes des plages de sable et de palmiers sous le soleil, et nous nous exclamâmes de joie. Si nous habitions là-bas, nous irions boire des liqueurs sucrées tous les soirs après le travail sur la plage, me disait-il. Nous étions si enthousiastes que nos voix résonnaient dans le petit magasin. Après avoir imaginé toutes sortes de breuvage que nous pourrions nous faire servir sur des transats, le vendeur finit cependant par avouer qu'il ne buvait pas d'alcool. Je convins pour ma part que nous finirions par nous lasser des plages et des palmiers. Nous en vînmes alors à parler du coût de la vie, le supposant très élevé. Nous nous tournâmes ensuite vers le square de la place du village, que nous apercevions à travers la vitre peinturlurée de banderoles à l'honneur de l'enseigne. Il valait le détour avec sa boîte à livres, son arbre, son banc et sa mairie aux murs roses. Les yeux brillants, nous admîmes qu'il valait mieux rester ici quand bien même nous ne savions pas pour quelle raison nous y étions, plutôt que d'aller là-bas en ne le sachant pas davantage.
Je me souvins de ma rencontre avec le vendeur. Dans les premiers temps, il portait un tissu en papier bleu sur la figure qui lui couvrait le nez et la bouche. Ce détail ne nous empêcha pas de devenir amis. Cependant, il finit par se faire remplacer. Un jour, j'entrai ainsi dans le magasin et j'eus la déconvenue de constater qu'un autre individu le remplaçait. Ce nouveau vendeur était moins amical. Il ne plaisantait pas et ne semblait pas disposé à faire la conversation. Je ne m'en formalisais pas. Il en faut pour tous les goûts. Un jour qu'il encaissait un lot de trois poivrons que je lui présentais, il m'adressa toutefois la parole :
- Comment va le barbu ? me demanda-t-il à propos de mon ancien bon ami, avec qui je n'étais plus, d'ailleurs.
Je me demandais comment il le connaissait. Peut-être celui-ci avait-il eu le temps de bavarder avec le nouveau vendeur, avant que nous nous séparions. Dans le doute, et pour ne pas entrer dans les détails, je répondis qu'il allait bien. Mon malaise devait cependant être visible car je ne sais pas cacher mes émotions. le vendeur me demanda alors :
- Vous m'avez reconnu au moins ?
La conversation me déstabilisait de plus en plus. Comme je n'étais plus à un mensonge près, je lui répondis par l'affirmative.
- Beaucoup ne me reconnaissent plus depuis que j'ai enlevé le tissu bleu, me dit-il sur le ton de l'aveu.
- Que voulez-vous, les gens sont obnubilés par leurs petites affaires, ils ne font jamais attention, avais-je répondu d'un air triste.
Pour témoigner de ma bonne foi, j'ajoutai qu'avec ou sans masque, je n'avais jamais douté de la continuité de son identité. Tout en riant des villageois stupides, je tremblais intérieurement de joie : j'avais retrouvé mon ancien vendeur. le nouveau vendeur n'était autre que l'ancien vendeur : l'ancien et le nouveau vendeur ne formaient qu'une seule chair. Il s'agissait, en somme, du même et unique homme.
Ce jour-là, cependant, alors que j'entrai dans le Vival à 13 heures 30, le vendeur n'était vraiment pas là. Un adolescent gominé le remplaçait à la caisse. Voyant cela, je voulus faire demi-tour. Cependant, l'adolescent m'avait vu et il me salua. Tout en faisant le tour des rayons, je me demandais comment me sortir de cette malencontreuse situation. Je ne pouvais pas ressortir les mains vides, mais je n'étais pas non plus obligée d'acheter les produits pour lesquels j'étais venue. J'aurais ainsi l'occasion de revenir plus tard dans la journée, à supposer que mon vendeur fût simplement en train de prendre sa pause déjeuner. Je m'arrêtai au rayon des eaux et prit une bouteille de deux litres à un euro. Cet achat, raisonnable, pouvait sembler de circonstance. Je payai et sortis du magasin. Je traversai la route et m'installai sur le banc du square, d'où je pouvais voir la porte d'entrée du Vival. J'attendis ainsi, tout l'après-midi, mais mon vendeur ne revint jamais de sa pause déjeuner. Je me résolus à admettre qu'il ne travaillait certainement pas ce jour. Ma bouteille d'eau était terminée et, de guerre lasse, je me résolus à faire les achats dont j'avais besoin auprès de l'adolescent gominé. Je calculai, sur le chemin du retour le nombre de jours qui devraient encore s'écouler avant que mes denrées soient épuisées et que j'aie une bonne raison de retourner au Vival.
Mercredi : il me fallait lire ce terrier. Je reçus un message mystérieux de Roberto qui me conseillait de profiter de ces quatre jours de solitude pour prendre soin de moi. Cette expression me glaça des pieds à la tête. Je m'imaginai avec des oignons cebette entre les orteils. Cette expression me mettait même franchement mal à l'aise. J'essayai de la transposer à un autre objet, pour la comprendre. Je sais prendre soin d'un ordinateur, même si le mien ne peut plus se connecter à internet. Je sais prendre soin d'un livre, et encore, quand je n'en laisse pas tomber un dans une flaque d'eau. Je sais prendre soin d'une plante, également, jusqu'à ce qu'elle meure de sa belle mort, séchée en plein soleil. Fière de cette réussite, je m'imaginai ensuite prendre soin de moi. Il me vint alors l'image d'une crème nourrissante épaisse, blanchâtre, dont certains s'enduisent les pieds et se recouvrent la corne, fissurée, que certains rabotent, mais enfin. Ensuite, il ne me vint plus rien d'autre.
Jeudi : j'ai fini de lire
le Terrier. le titre est assez explicite. le narrateur vit sous terre, dans un terrier construit par ses soins. Il passe son temps à se demander si ce terrier est assez protégé et il sort de temps en temps pour chercher de la nourriture qu'il entrepose dans une grande salle. Quand il ne mange pas, il regarde et range les aliments. Il ne trouve son bonheur que lorsqu'il peut rester longtemps seul dans son terrier sans être inquiété par les intrus qui pourraient s'immiscer en sa demeure ou s'en rapprocher par d'autres galeries. Je lisais tout cela le plus simplement du monde, dans une sérénité d'esprit la plus totale, voire dans le vide de l'inconscience, lorsque je tombai sur cette phrase, page 99 : « [...] je me suis assez souvent endormi un instant, dans n'importe quel trou, en plein travail, une patte enfoncée en haut dans la terre, dont je voulais, dans un demi-sommeil, arracher un morceau ». le mot de « patte » me sortit de ma torpeur. Je compris soudainement que le narrateur était, non pas un homme, comme je me le figurais, mais un animal, et peut-être même une taupe. Rétrospectivement, je me demandais comment je n'avais pas pu comprendre plus tôt que cet homme était une taupe. Un esprit sain, ainsi que je me targue de l'être, peut-il admettre raisonnablement qu'un narrateur vivant dans un terrier sous terre puisse être un homme ? Quelques indices auraient certes pu m'indiquer, bien avant la page 99, que nous n'avions pas affaire à un homme mais à une taupe. Page 41 : « mon front qui est un marteau-pilon particulièrement opportun ». Cette phrase aurait pu m'aiguiller mais, métaphoriquement, de nombreux hommes possèdent un front dont ils se servent comme d'un marteau-pilon. le caractère lapidaire du mot « patte » ne laissait cependant aucun doute.
Hier, profitant d'un rayon de soleil, j'ai ouvert la fenêtre. En fin d'après-midi, dans mon bureau, j'ai entendu un insecte marcher par terre de ses petits pas précipités. Ma table étant trop grande, je ne pouvais cependant pas distinguer la forme de l'animal. Je l'ai seulement entendu entrer dans la pièce, puis faire demi-tour, jugeant sans doute que l'ambiance n'était pas à la fête. Je ne l'ai plus entendu.
Le soir, en sortant de la douche, je faillis mettre le pied sur l'insecte. Il s'agissait d'une guêpe hivernale. Elle s'était arrêtée sur mon tapis de douche qui était aussi jaune que son corps. La bête ne bougea pas une seconde entre mes pieds, tandis que je me séchais et que j'enfilais mon pull et mes chaussettes. le lendemain, en me levant, je la trouvais dans le couloir, étalée de sa belle mort.
Jusqu'ici, j'ai eu de la chance, mais j'aurais pu poser le pied sur cet insecte et ma mort aurait été atroce. le prochain ennemi pourrait être autrement redoutable. Je dois me préparer.