Dès les premières lignes, je me suis sentie projetée dans une autre réalité, un monde à l'atmosphère envoutante, passéiste.
Gyula Krùdy possède une écriture ensorcelante, musicale qui touche au monde de la beauté. Je dois sa découverte à notre amie Bookycooky et je comprends aisément l'attraction que pouvait exercer
Gyula Krùdy sur
Sandor Marai qui le tenait en haute considération. C'est une écriture irréelle, onirique, celle qui vous fait oublier le quotidien, le médiocre, le laid. J'ai été touchée par la poésie qui se dégage de ce texte, par la nostalgie agréable qui exsude de ce récit.
A chaque page, on s'attend à voir surgir des tziganes au son des violons, des saltimbanques passent juchés sur des carrioles, des robes virevoltent, des paysages hongrois défilent sous nos yeux, tout est magnifié ! Les amours éphémères se cueillent de temps à autre hormis l'amour de Juliska qui attend.
Quel bonheur de pénétrer dans cette auberge accueillante, l'étoile Auberge avec sa lampe à pétrole et sa cheminée fumant sans cesse où des étrangers joyeux chantent des ritournelles après avoir dégusté le vin de Tokay.
Mais ce que j'ai particulièrement savouré c'est la façon dont la nuit inspire notre vagabond,
N.N., sous les étoiles.
« Les nuits de pleine lune, les nuits des grues, des hérons, des oies sauvages, des canards pèlerins, lorsque les coups de fusil du chasseur Vencel parviennent du marais jusqu'à Sosto, les étoiles restent en retrait, les chalets « suisses », les maisons de plain-pied de la station balnéaire se cachent derrière des rideaux bleus comme pour veiller sur la tranquillité des dormeurs. C'est le silence, c'est la nuit, sous un chêne, à la clarté d'un bougeoir en verre, des ombres noires devisent pour savoir comment être heureux tout au long de la vie … Ces nuits de pleine lune, je rôdais, solitaire, autour du lac. L'ombre du poirier sauvage qui poussait au bord de la route était mon amie ; le noisetier sous lequel je m'étais jadis assoupi dans l'herbe ne m'avait pas encore oublié ; les roseaux chuchotaient avec douceur, comme s'ils attendaient leur cher ami, le canard sauvage ; la chauve-souris qui zigzaguait au-dessus de l'eau à la manière d'un esprit égaré, s'est arrêtée d'aplomb au-dessus de ma tête : indiquait-elle quelqu'un, semblable à une fusée noire, que j'errais là dans la roselière, le long de l'étroit ruisseau, dans le silence, la solitude douloureuse ? …. Si quelqu'un voulait me trouver, il fallait me chercher par là, traverser la passerelle moussue, ne pas s'effrayer des grenouilles faisant des culbutes dans le fossé, du bruissement du vent qui, dans son demi-sommeil, donne le signal, du scintillement d'outre-tombe du lac, du cri venant d'un autre pays des oie s sauvages hantant la plaine, de l'aspect fantomatique des lointaines rangées d'acacias, du chant des moustiques de la nuit qui résonne parfois comme une litanie funèbre devant un mourant ? … Je suis là. »
Je me suis promenée dans la Hongrie du début du XXème siècle et dans ses souvenirs perdus au fin fond de sa mémoire. J'y ai retrouvé, en sa compagnie, les rues enneigées de son enfance, son adolescence, ses premiers émois amoureux, ses parents et aussi Jella, femme d'un autre temps, courtisée par trois générations d'hommes, le grand-père, le père et le fils.
Dans la région de Nyirség, pays de bouleaux situé au nord-est de la Hongrie, le temps donne la sensation de s'être arrêté. Les gens vivent au rythme des saisons et du travail des champs. Ils sont heureux dans la simplicité et cette humilité lumineuse donne des passages d'une poésie qui – je présume – révèle l'âme hongroise.
Si
N.N. nous confie les réminiscences d'un passé magnifié, il nous confie aussi son insatiable désir d'évasion, d'aventures, ce besoin de trouver ce petit quelque chose qu'on appelle « absolu » tant il ne peut se satisfaire de sa vie au quotidien. Perpétuel insatisfait, il quittera ses bouleaux pour Pest dont il reviendra à l'âge mur. Toujours en quête, le regard qu'il posera sur son enfance sera sublimé et c'est ainsi qu'il nous offrira son chant des cigales dans cette autobiographie.
« La lumière de la lune traverse les champs. Et les somnambules errent désemparés. La cigale fredonne leur chanson, chef d'orchestre de l'au-delà dont toute la mission tient en ces nuits uniques où le clair de lune aspire à l'âme des êtres ».