Pour conseiller ce très beau petit livre, qui se croque en une bouchée et se déguste à la fois, je commence par la fin : « Je paie ma dette, le petit garçon qui regardait est devenu l'homme qui se souvient », écrit
Marc Lambron, dont je n'avais jusqu'à présent rien lu — j'évite autant que possible les membres de l'Académie française ((un principe à la con).
Marc Lambron raconte d'où il vient, l'époque qui l'a précédé, quand le temps et l'espace se confondaient encore. « On vit d'habitudes » répétait une grand-mère à bésicles. « Chacun gîte près de son clocher. Chacun vit au gré de sa mémoire. » Pour
Lambron, c'est Imphy dans la Nièvre, cité métallurgique depuis le 19e siècle où on forgea un pied de la tour Eiffel. « Là où sont les hautes cheminées », situe
François Mitterrand en peu de mots.
Lambron descend le 20e siècle jusqu'à la naissance de
Pierre Denis et le remonte fissa, mais avec méticulosité, les mots choisis qui éveillent le passé et laissent des traces au présent.
Pierre Denis, bientôt orphelin, élevé dans la fermette d'une tante, apprenti maçon, tailleur de pierre chez les Compagnons du devoir — ce qui lui valut de recoudre des boutons à l'armée (CQFD). « Ce jeune homme des années 20, c'était mon grand-père. » Un rouge, qui reste sur le parvis de l'église aux obsèques des camarades. « On a bien le temps de pâlir », prévient-il.
Pierre Denis : un ouvrier. Fier. « Il faut bien marquer que nous étions des ouvriers », réclame la cousine Rachel. Imphy était une ville ouvrière au bâti plus diffus que les corons. « On allait vers le monde d'Orwell, mais il était ourlé d'une campagne à la
George Sand. »
Lambron rapporte aussi : « La condition des uns et des autres s'inscrivaient dans le paysage. » Pour preuve, les ingénieurs réservent à leurs enfants les cars pour Nevers, de peur qu'ils fréquentent à l'école les rejetons des ouvriers, dont les délégués restent debout quand les patrons daignent les recevoir.
« Ces pauvres m'ont fait riches », raconte
Lambron. En quelques pages, il franchit les années d'une guerre qui tranche en deux un enfant pour le prix d'un pied de nez. Une guerre à laquelle on revient, souvent, pivot entre les décennies de l'avant et de l'après, qui somme toute se confondent au regard des changements à venir.
Pierre Denis, surnommé par homonymie « Docteur », va à la pêche accompagné de Falzar, de Papillon dont un rat a grignoté un lobe, du Professeur, de Baron et de Dix-heure-dix qui marche comme Charlot. le romancier pousserait sur scène ses personnages, en simple mémorialiste de ces petites gens et de leur temps,
Lambron en archive le souvenir. Celui des oncles, des tantes, des voisins. Les figures locales : les simplets (« berdignots » en patois), les originaux, l'ivrogne qui pendait chaque samedi soir sa femme par les cheveux, Vava et ses 23 enfants, Augustine et son cochon d'Inde Il raconte ce qu'on fait, ce qu'on mange, ce qu'on porte, ce qui rythme les jours et les semaines.
Imphy vit « au rythme des coulées de métal fondu » et redoute les dames blanches à l'orée des forêts, vit un emploi du temps immobile dont se sépare la mère de l'auteur qui, comme sa soeur, devient institutrice. « Elle n'entendrait plus la sirène de l'usine. Elle allait vivre dans une grande ville. » La mère, « enfant du savoir », ouvre la voie à son fils : « Ce chemin m'était tracé. » Mais c'est à Imphy, chez ses grands-parents, qu'il apprend à 8 ans que le temps est autre chose que la répétition des jours, que le monde a une « histoire », à la lecture horrifiée d'un hors-série de l'Humanité sur les camps nazis.
Le temps file. Ce sont les années 60, de
Françoise Hardy,
Jacques Duclos, de la Grande vadrouille et des astronautes en orbite. Une autre époque. « Je ne sais comment les hommes d'autrefois habitaient ce temps, les silences de mon grand-père ne m'en ont pas donné la clef. » le passé a été,
Marc Lambron devient. « Ces êtres à l'existence concrète et assignée (…) j'ai à leur endroit une dette de racine autant que d'altérité. En m'étant proche et différente, leur singularité me dessinait un possible. »