Le livre aujourd'hui publié est un texte qui date de 1995, écrit par
Marc Lambron quelques mois à peine après la mort de son petit frère, Philippe, fauché à l'aube de ses 34 ans par le sida. S'il a laissé passer vingt ans avant de le rendre public, c'est que l'auteur n'est pas de ceux qui se complaisent dans le récit d'eux-mêmes, de leurs petites histoires et de leurs moindres chagrins. Et s'il le fait aujourd'hui, c'est pour conjurer l'amnésie, combattre l'oubli et redonner vie au portrait d'un frère trop tôt disparu. Et même si « des mots n'ajouteraient rien à son silence », ce texte magnifique, fort, vibrant, lui rend sans nul doute le plus beau et le plus fraternel des hommages… Quant au fait que l'auteur ait choisi de ne pas faire la promotion de ce livre, c'est une admirable leçon de dignité pour tous ceux qui vendent leurs vies, leurs souvenirs et leurs âmes…
Bien que très personnel, le récit de
Marc Lambron n'en est pas moins infiniment pudique et plein de respect. Hors de question pour lui de révéler des secrets que son cadet n'aurait jamais dévoilés, un cadet brillant, élégant, tellement intelligent. Hors de question aussi d'évoquer son intimité, les causes de la maladie, et ses effets, ses marques si cruels qu'il s'est attaché à masquer, pour se protéger. « le secret prémunissait Philipe contre la sollicitude, qui est souvent le masque apitoyé du sadisme ordinaire. » Les réactions à un diagnostic aussi impitoyable, véritable ‘bombe à fragmentation' sont imprévisibles et souvent indésirables. Mieux vaut entrer dans ‘le monde du secret', circonscrire au plus juste les gens qui savent. « Il est difficile d'affronter sa propre mort : mais lorsque l'on devient l'otage de l'effroi que les autres ont de la leur, cela doit devenir insoutenable. »
Pour l'entourage aussi, la situation est compliqué, savoir quelle est l'attitude à adopter est délicat. Mais d'emblée, la relation fraternelle, même si elle s'est parfois distendue au temps de l'adolescence et du passage à l'âge adulte, reprend ses droits, pleinement. « Philippe était mon frère. Je ne pouvais pas le regarder comme un être qui se résume à sa maladie. En général, on veut donner une identité à ce qui nous effraie, et cette identité-là ajoute encore à la pesanteur. Or, la moindre des libertés, c'est de pouvoir exister au-delà de la tristesse qui nous accable. Cette liberté, Philippe la recherchait : il a longtemps pris soin de ne pas se confondre avec le malheur qui le frappait. Envers les autres, c'était de la civilisation. Pour lui-même, c'était du courage. » Au fil des pages,
Marc Lambron n'a de cesse de souligner la fierté, la combattivité, la capacité de rire et d'oubli, indispensable, salvatrices. « le nom de cet oubli, c'est aussi le présent, le présent rendu à sa seule grâce, l'instant auquel on demande de rester encore un peu, parce qu'il est si beau. » Vivre intensément, vivre vite et fort parce que l'on sait que le temps est compté, parce que l'on est condamné à une ‘extraordinaire restriction de temps, un cauchemar de l'irrévocable'… On apprend le prix démesuré de l'instant puisque l'espérance de vie est brutalement amputée. « Que toute chose soit perçue sur le mode de ‘la dernière fois peut-être' ; que dans chaque circonstance, si joyeuse soit-elle, s'inscrive une résonance d'adieu ; que la vie une fois donnée soit regardée comme close, sans possibilité de la transmettre ; que les actes se chargent sans cesse de sens, au-delà d'eux-mêmes, parce que chacun d'entre eux signifie la présence d'un monde que l'on va quitter ; et que cette déflagration crépusculaire frappe un être jeune - condamné à l'âge de vingt-six ans -, tout cela passait l'ordre de l'injustice. »
Face à cette injustice, Philippe inspire le respect et l'estime de tous. Même dans ces moments si douloureux, si difficiles, si impossibles, « tout chez lui, jusqu'à l'angoisse, était éclairé d'une rare civilisation. Philippe a vécu ces événements en suivant les chemins de l'intériorité. Quand l'intériorité est devenue repli, il ne s'est plus adressé qu'au silence. »
Le silence. L'oubli. L'absence. le manque. Combattre les deux premiers permet de supporter un peu mieux les deux autres. Se souvenir des belles choses, surtout. L'impitoyable maladie aura au moins offert aux deux frères l'occasion irremplaçable de resserrer leurs liens, ces liens d'enfance et de sang que la vie qui passe s'applique à distendre, à gommer même parfois. « Les fratries sont le pays du malentendu », des disputes, des incompréhensions, des rivalités. Puis on grandit, on s'éloigne. La maladie sonne le temps des retrouvailles et des réconciliations. Et la perspective inéluctable d'une disparition prochaine ouvre l'album des souvenirs. « Si je reviens aux étés, ils s'ouvrent comme autant de chemins dans la mémoire. Au fond du jardin, je sais que mon petit frère m'attend.»
Fidèle à ses principes et à ceux de son frère, le récit de
Marc Lambron ne sombre jamais dans le pathos, donnant même aux dernières années l'intensité d'une longue vie tout entière… le qualificatif de ‘poignant' semble même inapproprié, tant l'auteur s'est attaché à rester pudique, sincère, direct. Rien de morbide non plus, aucune noirceur, aucune complaisance dans la douleur, bien au contraire, le portrait de Philippe est magnifiquement vivant, c'est celui d'un homme lucide, fier, résistant, combattant : « l'angoisse de vivre, qui préexistait, avait trouvé sa raison d'être : elle deviendrait un combat contre la mort. »
La mort a fini par gagner. « La fin, au-delà des mots. »
Et finalement, grâce aux mots, à la musique, aux souvenirs, la présence triomphe de l'oubli.
« Que de tous les mots perdus il reste les tiens, que de nos instants piétinés se détachent ceux où tu étais vivant, cela me justifie d'avoir été. J'ai compris que le dernier jour n'est jamais l'ultime rendez-vous : le dernier jour, c'est celui où l'amour combat l'oubli. Je reste sur la terre. Et toi tu marches dans le soleil. »
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