Lu d'une traite ou presque, ce livre possède d'indéniables qualités. A la fois investigation, biographie (non autorisée, c'est le moins qu'on puisse dire), mise en perspective historique et approche psychologique d'une assez grande finesse, il se permet en outre des réflexions plutôt profondes sur les notions d'indépendance, de libération de la femme, de liberté.. Autour du couple Anne Pingeot-François Mitterrand, deux fois président de la cinquième république, on voit évoluer les proches, les fidèles, le premier cercle, auquel appartiennent ceux qu'on appellera les morts de Mitterrand.
Sa première femme et unique épouse aussi, qui fut et sera à jamais ladite "Première Dame", présentée comme compagne très proche, épouse parfaite et meilleure amie, dans l'histoire racontée aux Français. Ce peuple républicain et régicide aime en effet que ses chefs d'Etat aient à la fois une vie officielle imposante et une vie conjugale qui les rapproche du Français moyen tel qu'il se rêve peut-être lui même: une chaumière, deux coeurs, pour la vie.
Sauf que là, il y eut deux foyers, le faux, connu de tous, et le vrai, connu de quelques uns. Quant aux coeurs..
La naissance de Mazarine survient après plusieurs années d'une double vie, et juste après des revers politiques importants pour son père..Vingt sept ans d'âge séparent le couple parental.
Lorsque son existence fut révélée une vingtaine d'années plus tard, Mitterrand avait bien entamé son deuxième septennat, et les Français découvraient incrédules les traits de leur chef d'Etat sur le visage d'une très jeune fille à l'air un peu boudeur en couverture de Paris Match. Mais pas un mot ou si peu sur sa mère. Comme si
François Mitterrand avait engendré sa fille par parthénogénèse.
Et pourtant, Mme Anne Pingeot, qui fut la discrète vraie compagne du président, semble avoir été tout sauf une personne effacée.
Née avec une cuiller d'argent dans la bouche, elle appartient à la riche mais discrète et pieuse bourgeoisie de Clermont-Ferrand. Deux villas mitoyennes à Hossegor, celle des Pingeot et celle du couple Mitterrand, des amitiés qui se lient, une fillette pleine de vie et adorée par son père, qui va "monter" à Paris afin d'étudier les Beaux -Arts et se libérer de la bien pensance corsetée de Clermont, pour finir cloîtrée dans les coulisses d'une vie politique menée jusqu'au plus haut niveau, sa vie est un roman. Mais un roman qui n'est lu par personne, car ignoré de tous, ou presque. Une femme qui veut devenir, selon l'heureuse formule de David le Bailly, une femme de savoir, et qui sera peut-être aussi une femme de pouvoir, mais au prix de l'effacement de toute publication de sa vie sentimentale et familiale,et du renoncement à faire de sa vie privée un roman public.Mais, direz-vous, n'est-ce pas là une vie très ordinaire, et le lot du plus grand nombre? Non, car vivre sa vie en se montrant, car on est ordinaire et donc protégé des des feux de la célébrité, n'est pas vivre dans l'anonymat.
Vivre sa vie extraordinaire en ne pouvant pas se montrer, si.
Une vie de recluse, de prisonnière, de captive. En vivant aux côtés du personnage qui est au sommet du pouvoir.
Qu'est-ce alors qu'être libre? Posséder le pouvoir? Mais dit-elle à une amie, "Le pouvoir, c'est le savoir, et ce savoir, il faut le partager" Sans illusion donc, sans délire despotique et cohérente avec elle-même, elle exerce jusqu'à la retraite le métier de conservateur de Musée, et enseigne à l'Ecole du Louvre. Même si sa personnalité professionnelle est parfois colorée de traits plus durs, elle est décrite comme un femme qui finalement possède des qualités de discrétion allant jusqu'à l'abnégation. Image quasi sulpicienne que l'auteur rectifie souvent, en soulignant les aspects plus durs et autoritaires chez cette héritière d'une éducation bourgeoise du 19ème siècle, vrai point commun avec F. Mitterrand, dont la mère ressemblait dit
Le Bailly, étrangement à Anne Pingeot.
Libre semble-t-il dans l'exercice de son métier (elle fut tout de même aidée dans cette liberté par ses liens avec
F.M.), Anne Pingeot le fut beaucoup moins dans sa vie familiale, la jouissance ordinaire de celle-ci lui étant interdite par le non divorce du couple Mitterrand-Gouze.
Une vie à l'envers de l'ordinaire, en quelque sorte. Cette clandestinité forcée, cette captivité, peut-elle être appelée liberté? Si par certains côtés, il y a de la liberté dans la décision d'une très jeune femme de faire fi des conventions et des tabous de sa propre classe sociale, que penser de cette vie "souterraine", dont il apparaît vite qu'elle n'a rien à voir avec les délices des amours naissantes cachées?
Eternel paradoxe et question dont la réponse est indécidable: être libre serait-ce donc savoir se soumettre?