Avant de vouloir devenir peintre, le jeune Serge avait désiré être un artiste. Et il l’était. Sans d’ailleurs soupçonner à quel point. Et sans très bien savoir quel artiste sommeillait en lui. Son père Joseph, qui lui-même s’était rêvé peintre, avait abandonné cette ambition après avoir égaré une toile dans un train. Le Transsibérien, ajoutait Serge, jamais à la traîne d’une légende. Je ne le croyais pas, mais il en avait l’air si convaincu : « Tout cela se passait un peu avant la Révolution. On lui a piqué sa toile et il s’est juré de ne plus jamais toucher à la peinture. Il s’en est tenu là et m’a dit : “Mon p’tit gars, tu feras de la peinture” ; et à treize ans, il m’a pris la main et m’a emmené à l’Académie de Montmartre – transformée aujourd’hui en cours de danse. »
Quand on apprécie Gainsbourg, comme je l’apprécie, il est difficile de privilégier tel ou tel morceau parmi toutes ses chansons, près de 500 au total. Chez lui, tout s’écoute, tout est plaisir et surprises. Mais voilà, il y a un Gainsbourg, tout de même, qui se détache ; après la période disons « Poinçonneur-Javanaise », il y a deux albums-concepts, Melody Nelson (1971) et L’Homme à tête de chou (1976), qui sonnent très anglo-saxon. Entre ces « disques-romans », peut-être les plus grands de toute son œuvre, s’intercalent deux 33-tours très singuliers. La pochette de Vu de l’extérieur (1973) montre Serge au milieu de photos de gorilles, de macaques et autres singes. Le titre phare, Je suis venu te dire que je m’en vais, très parnassien, annonce, prématurément, la rupture avec Jane. Et d’autres merveilles : Par hasard et pas rasé, Sensuelle et sans suite, Pamela Popo, Hippopodame, etc.
Il plaît aux nouvelles générations. Jamais Gainsbourg n’a goûté autant aux joies du succès. Devenu populaire, il appartient au patrimoine national. Il le sait. Un après-midi de 1986, il me dira : « Tu sais que tu as devant toi un mythe vivant ? » Que dire ? Un éclat de rire m’avait sauvé. Son public allume des milliers de briquets. Pudeur perdue, il ne retient pas ses larmes et chiale pour un oui, pour un non. Comment lui en vouloir ? C’était sa revanche à lui, le Juif immigré, le peintre raté, le papy des yé-yé… Nostalgie camarade. À la fin, épuisé, il confiait, en privé : « Je suis fragile et désabusé. J’ai tout eu et je n’ai rien. L’idée du bonheur m’est étrangère. Je ne cherche qu’une seule chose, la pureté de mon enfance. »
L’auteur de L’Écume des jours est emballé, mieux, dithyrambique : « Ce ne sont pas seulement le music-hall ou le vedettariat qui sont concernés, mais l’essence même de l’art musical et parolier. Gainsbourg apporte tout en faisant semblant de n’apporter rien. D’où la portée historique de l’événement : l’anti-chanteur est né […]. Gainsbourg réalisera probablement la séparation des âges dans la musique. D’ici à peu d’années je suppose, on dira, pour confirmer la différence : “avant que vienne Gainsbourg” et “après que Gainsbourg est venu”. » Ça s’appelle avoir de la vista, ou de la prémonition.
La conscience et la constance du mot pour le mot, Serge Gainsbourg les a cultivées jusqu’à ses derniers textes, qu’il n’a pas eu le temps de mettre en musique. Rendez-vous était pris pour un enregistrement à La Nouvelle-Orléans, en mars 1991. Titre de travail : Moi m’aime bwana… « Je ne pensais jamais musique, je pensais mots », confiait-il dans son interview pseudo-posthume à Bayon pour Libération. Un lacanien (Lacan était son voisin, rue de Lille) s’amuserait facilement avec le sire Gainsbourg : « Je pansais maux. » Facile, certes, mais si juste en ce qui concerne notre poète.
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