Lorsque Sullivan Chance évoqua devant moi les tout premiers jours de son tour du monde, il me confia avoir découvert à cette occasion à quel point il avait besoin des autres. Tandis qu'il pénétrait, en compagnie de Jessica Payne, dans la partie la plus sombre et la plus hostile de New York, il s'était étonné de préférer cette situation à la solitude dont il avait souffert quelques heures plus tôt sur les trottoirs de New York, isolé dans une foule anonyme. Quant à moi, je n'étais pas surpris, car je me rappelais que le village dans lequel il avait grandi était un agglomérat de maisons mitoyennes, à l'ombre desquelles nul ne pouvait modifier ses habitudes sans que le reste des habitants en soit aussitôt informé.
Sullivan lui-même m'apprit ce jour-là que si le cercle d'alcooliques anonymes du pasteur Bicock ne reçut jamais personne, ce ne fut pas par manque de candidats (beaucoup d'hommes souffraient en effet d'une forme de perpétuelle hébétude éthylique) mais bien parce que le concept même d'anonymat était étranger à la population de Buddyburg. Et comme je lui demandais s'il avait conscience du danger qu'il y avait à s'aventurer la nuit sur les quais de Red Hook, il me répondit que l'agressivité, pour s'exprimer, doit commencer par reconnaître l'existence d'une personne à combattre. Et c'est précisément ce qui lui avait manqué lorsqu'il s'était retrouvé seul dans la foule : être reconnu en tant qu'être humain et retrouver e sentiment d'exister. Ce jour-là, j'ai compris que, quel qu en soit le prix à payer, Sullivan ne pouvait se passer du regard de l'autre.
L'Évangile selon Tinder - Thierry MAUGENEST & Luce MICHEL - Booktrailer