Un ouvrage qu'il m'est difficile de passer sous silence .
Pour ses qualités littéraires et pour l'importance de son thème : l'épopée des migrants , un regard sur un pan de la tragédie .
Ici , en Sicile , dans un village imaginaire , dès qu'arrivent les migrants accueillis par une association , un face à face d'abord larvé va progressivement diviser les habitants .
C'est un texte allégorique qui , par ses personnages hauts en couleur , campés avec minutie , va servir ce drame dans le souci de comprendre les deux clans en disséquant les arguments , les motivations ou les intérêts des uns ou des autres .
Mais , bien sûr , au devant de la scène reviennent sans cesse les histoires et le vécu de tel ou tel migrant , les causes de leur fuite . C'est dit sans langue de bois , avec une certaine neutralité .
Pour parler de ce roman , je vais manquer de qualificatifs !
Dès le début , j'ai été envoûtée par le style élégant , fluide , riche , ciselé : en un mot , superbe ! J'y ai vu l'ombre des plus grands classiques . Un régal ...
Mais plus loin , la forme revêt aussi l'allure du conte africain qui sait si bien créer un rythme , comme s'il mettait le texte en musique .
Alors , le récit sera parfois fougueux , parfois lent : il va et vient pour mieux ménager le suspense .
Bon , il y a bien ici et là quelques longueurs mais , on devine le souci de perfectionnisme qui semble animer l'auteur .
Si ce roman se veut réaliste , il m'a surtout séduite par sa délicatesse et sa poésie qui ont réussi à atténuer un peu la gravité du sujet.
Mais , ce que j'en retiendrai , c'est l'expression d'une pensée lumineuse et profonde , philosophique et sage , humaniste et engagée .
Un jeune auteur plus que prometteur semble t-il !
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Silence du choeur
Mohamed Mbougar Sarr
roman, 2017, 413p
Présence africaine
Voici un auteur qui sait parler des migrants, pas d'eux seulement, de ceux qui les accueillent, de ceux qui les rejettent, de ceux qui se posent des questions à leur sujet et sur eux-mêmes. Les migrants donnent lieu à un récit robuste, saisissant, et qui répond à la définition qu'en donne MMS : il relate et relie.
L'accueil des migrants d'Afrique se passe en Sicile, dans une toute petite ville qui n'est pas éloignée de l'Etna, et à notre époque . Paris a connu les attentats.
Mais cette fois, l'accueil est différent : des gens s'opposent manifestement aux migrants et brûlent un mannequin représentant un Noir. Des personnes de l'association qui s'occupe des migrants prennent conscience qu'on ne peut pas faire grand-chose pour eux. Les migrants apprennent aux Européens que leur continent est fini, ils leur rappellent le mal qu'ils leur ont infligé ; de plus, le fait qu'on peine à nommer un homme, migrant, immigrant, immigré, déplacé, exilé, réfugié, dans le livre ragazzi, est le début du malheur. Les migrants, qui éprouvent la honte de n'avoir pas pu rester au pays, et nourrissent le rêve d'y revenir, s'en rendent compte aussi.
le lecteur sera plongé dans un drame qui interrogera l'humanité. MMS sait donner de l'épaisseur à ses personnages, qu'il nous apprend à connaître avec leur éducation, leurs traditions, leur culture, leur langue, dans leurs actions, dans leur noblesse, leurs doutes, leurs ambitions, leur ignominie, leurs sentiments. Il sait très bien construire son roman, ménage des suspens, jusqu'au bout, on sera surpris, ne laisse rien au hasard, tout est maîtrisé. Il utilise plusieurs registres, le pamphlet parfois, l'épopée, le tragique, le lyrique, la réflexion philosophique. Parfois il a de petits côtés professoraux. Il a recours à la forme du journal, du carnet, du théâtre. On voit qu'il réfléchit à l'écriture, et on entend bien la critique qui dénonce que tout le monde croit pouvoir écrire et être digne de l'écriture. Il aime aussi l'intertextualité. le personnage du poète permet d'introduire Dante et Pasolini. MMS élabore de très puissantes images qui musclent son dire, font voir les situations comme si on y était.
C'est un livre fort, vivant, émouvant, qui nous interpelle. le titre joue un peu sur les sonorités : le roman est polyphonique, centré sur la tragédie de l'impuissance, due en partie à la priorité des intérêts de chacun. Une oeuvre ambitieuse, et aboutie. Et l'auteur est jeune !
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Une fois de plus, l’Europe sans force n’est pas à la hauteur. Ce continent n’est pas prêt à accueillir ces hommes. Vitalement, il n’est pas prêt. Il n’a rien à leur proposer qui les grandisse essentiellement, je veux dire, en tant qu’hommes. L’Europe est pauvre, spirituellement pauvre et vidée. On accueille ces gens grêce à notre richesse. Mais aucune de nos propositions humaines – si on en fait ! - ne sera retenue. L’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde, oui, c’est vrai, mais j’ajoute : parce qu’elle est elle-même misérable. La valeur de la vie humaine même lui échappe, l’effraie… Nous sommes les premiers à prêcher la morale aux autres, nous sommes les premiers à parler des Droits de l’Homme, mais regardons-nous ! Humanisme dégénéré. Phare brisé d’une civilisation en pleine tempête… Et l’Église… La Sainte-Église même… Elle se trompe… Elle accueille pour la grâce de Dieu là où il faudrait accueillir pour le salut des Hommes… Sa charité est un dogme, pas un élan du cœur. Et ça, les ragazzi le sentent, le savent. Ça les tue. Depuis le temps que je fréquente et écoute ces hommes, j’ai appris que ce qui les attristait le plus, Giuseppe, c’est le vide de notre continent. Ils sont déçus par les conditions de vie, qui sont certes moins éclatantes que dans leurs illusions mortelles d’un continent économiquement surpuissant. Mais je sens qu’ils sont surtout déçus par les hommes européens… Ce continent est fini, voilà ce qu’ils nous apprennent.
....C'est comme çà que nous sommes arrivés jusqu'à Niamey. On a attendu quelques jours là-bas avant que le passeur vienne nous chercher.
En l'attendant, nous étions rassemblés dans un quartier pas très propre, pas très sûr. Ca puait, c'était pauvre, sale. Des tas d'ordures entouraient d'autres déchets, les déchets humains : nous. Nous étions cinquante comme ça, tous jeunes ou presque. Des Maliens, des Guinéens, des Sénégalais, des Nigérians, des Libériens, des Nigériens, des Camerounais, des Ivoiriens aussi.
Au début, on ne se parlait pas trop. Ce n'était pas de la timidité ou de la méfiance. C'était la peur de ne pas se comprendre. La peur de ne pas parler la même langue. Pourtant, après quelques heures, on savait qu'on parlait la même langue : la langue de la honte.
Au début, on ne se parlait pas trop. Ce n’était pas de la timidité ou de la méfiance. C’était la peur de ne pas se comprendre. La peur de ne pas parler la même langue. Pourtant, après quelques heures, on savait qu’on parlait la même langue : la langue de la honte. Alors, on a commencé à parler, à construire notre fraternité comme une case autour de la honte. Quand un Libérien ou un Nigérian parlait en anglais, tous les autres comprenaient. Pourquoi ? Parce que ce Nigérian ou ce Libérien était avant tout un homme honteux qui s’adressait à d’autres hommes honteux. Ce n’est pas la honte de partir, c’est la honte de ne pas avoir pu rester, de ne pas avoir pu trouver sa place dans son pays. On ne part pas pour les mêmes raisons, mais chacun de nous a une raison qui est liée à ça, à la honte que la société lui a fait subir. Mais nous avons quand même parlé. Et plus nous parlions, plus la honte disparaissait. Comme si nos hontes se réconfortaient et se consolaient les unes les autres. Alors petit à petit la honte a laisser la place au Rêve. Parce que ça aussi, ça nous liait, le Rêve.
Un jour des policiers nous ont trouvés. Ils sont arrivés et ont crié pour nous faire peur. Leur chef a dit qu’il allait nous renvoyer dans nos pays. Il a aussi dit que nous devions avoir honte d’abandonner l’Afrique. Qu’on était lâches, et qu’on fuyait le continent au lieu de la bâtir. Il a dit qu’il y avait la pauvreté, la corruption, l’absence d’emploi, mais que si tous les enfants du continent partaient, plus personne ne resterait pour le développer. Il nous a parlés comme si nous étions des enfants coupables d’une faute. Il nous ramenait à notre honte. On a appelé notre passeur. Il est venu et a discuté avec le policier à l’écart quelques minutes. J’ai vu notre passeur glisser des billets dans la main du policier. Après ça, le policier est parti sans rien nous dire avec ses hommes. Des hommes vraiment intègres, ces policiers, prêts à développer l’Afrique, à lutter contre la corruption.
Tiens, voilà le musée d’Altino. J’y étais il y a quelques jours/ On nous a montré les tableaux des deux artistes fous-là. Je n’ai rien compris à leurs dessins ! Il y en avait même un où il n’y avait rien, aucun dessin. Lucia m’a dit qu’il coûtait très cher ! Mais qu’est-ce qui coûte cher ? C’est ça que je lui demandais. Qu’est-ce qui coûte cher puisqu’il n’y a rien ? Elle a beaucoup ri. Elle me disait que c’est ce rien qui coûte cher. Vraiment, il n’y a que les Blancs pour acheter rien, et l’acheter très cher. Ils veulent posséder, toujours posséder. Et comme ils ont déjà tout, il leur manque rien. Donc ils l’achètent aussi.
Ils écrivent sur la disparition pour imaginer de meilleurs lendemains. Annabelle Perrin, coordinatrice du livre "Tout doit disparaître", et Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, qui y a contribué, sont nos invités.
#culture #disparition #litterature
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