Pussy-Patrick vous raconte son histoire et c'est d'abord une question de géographie. Et d'Histoire, soit la période de grande légèreté entre le Bloody Sunday et l'avènement de
Margaret Thatcher. Soit la période d'intense activité de l'IRA, des bombes dans les pubs et de la répression tout aussi sanglante. À l'instar de l'héroïne, l'Irlande est une terre de frontières compliquées et poreuses. Beaucoup de morts, pas de héros. On n'est certes pas héroïque quand on tire dans le dos d'adolescents non armés ; on l'est encore moins quand on abat froidement un enfant trisomique après avoir violé sa mère qui aurait passé trop de temps avec les huguenots. Au cours des nombreux courts chapitres qui font le récit de Pussy, il y en aura plusieurs, des exécutions gratuites, à commencer par celle d'Irwin, l'ami d'enfance de la narratrice. Pussy ne commente pas, elle raconte avec son style inimitable, quoiqu'un peu moins Grande Zaza que le reste du roman. Et c'est à vous briser le coeur, tous ces gens qui meurent pour des prunes, pour l'idéal de quelqu'un d'autre. Elle a beau penser très fort à autre chose, Pussy, et « laisser les bombes à ceux que ça éclate » et faire de l'humour, il n'empêche qu'un à moment, on ne peut plus rester. Alors Londres, et l'amour qui est forcément là-bas puisqu'il n'est pas ici. Sauf que passé la mer, tout irlandais est un terroriste en puissance et Pussy survivra à une explosion pour mieux se faire arrêter – elle a le grand tort d'être un irlandais survivant au milieu d'anglais morts. Toujours au mauvais endroit au mauvais moment. Et la politique est partout - même dans votre lit, puisque le premier amant de Pussy est un politicien du Sinn Fèin, dénommé Totoche suite à une scabreuse histoire de sucette, qui finira en copeaux sur la chaussée. Lui aussi.
Histoire d'une folles irlandaise, histoire d'un gamin paumé, histoire d'un pays parti au diable. C'est l'histoire d'une vie insupportable. Pas de parents, la version alcoolique de la Fée Marraine en guise de substitut, des amis qui tombent comme des mouches, des ennemis à tous les coins de rue, le tapinage et les peep show, et même un serial killer un jour. L'horreur. Et pourtant Pussy est d'un optimisme forcené. Comme une môme – c'en est une, à vrai dire. « On dirait que ce serait la guerre et la mort, mais en fait ce serait pas vrai et j'en viendrais à bout à coup de Chanel n°5. » Elle tombe, elle défie avec un jargon à faire rougir un marin, on la jette à terre, mais elle se relève toujours, persuadée que l'Amour, avec tous les grands A de l'univers, sont au bout du chemin. Il y a des traits de naïveté fondante chez l'héroïne, comme ce rêve éveillé qu'elle fait de mourir très vieille entourée des dix rejetons qu'elle aura enfantés. Ou les scènes passionnées et tout à fait irréelles qu'elle vit avec son psychiatre. le reste n'en est, bien sûr, que plus brutal.
On aime ou pas le côté cabaret du discours de Pussy-Patrick, cette parfaite incarnation stylistique de la Pute Magnifique. Très haut en couleurs, très imagé, parfois scabreux mais jamais vulgaire (par exemple et bien que ce soit son peu reluisant gagne-pain, il y a très peu de sexe dans le roman et toujours décrit avec humour), toujours drôle. Plus l'histoire est horrible, plus le texte est drôle. Essaie d'être drôle, parce qu'à un moment, quand la raison de Pussy part en loques, le miroir se fissure. S'entremêlent alors les retours en arrière, les scènes rêvées, des bris de réalité, qui compliquent un peu la lecture. La plupart du temps, elle en rajoute, elle en fait des caisses et on comprend très vite que l'outrance cache les blessures, l'abandon, la trouille. Pussy
Braden est un personnage sacrément courageux, sous ses airs évaporés. C'est d'autant plus triste quand elle s'effondre.
Le grand intérêt du roman et la grande réussite du roman, ce n'est pas de savoir quoi penser de la question irlandaise, ou du transsexualisme. La grande réussite, c'est de dire que l'on n'apprend pas à se connaître, on apprend à s'inventer. À vivre non pas avec soi, mais une image de soi acceptable, une création volontaire, suffisamment forte pour s'opposer au reste. À la base, le récit est une commande du psychiatre de Pussy qui lui demande de raconter sa vie par écrit – l'aspect bousculé de la narration reprenant la psyché chancelante de la narratrice, mais pas que. Pussy écrit et cette nouvelle scène lui permet de s'inventer, de résister de la seule façon qu'elle a toujours connu. En faisant le show, en jouant à fond le glamour et l'éternel féminin, en chassant le naturel. S'écrire lui rend la vie supportable, permet à Pussy d'évoluer dans monde intolérable pour Patrick
Braden. Sauf que le maquillage, même de scène, ça finit toujours par couler et laisser des traces, et le pauvre coeur explosé de Pussy est tout de même présent à chaque ligne. Mais il faut garder cela à l'esprit, la seule maîtrise que l'on peut avoir sur les évènements, c'est de les réinventer.
Lien :
http://luluoffthebridge.blog..