Aujourd'hui, en revoyant cette nuit comme on regarde un film ancien, Leleu se disait que Caroline avait alors cherché, par de telles recommandations, à s'exonérer de l'infidélité qu'elle était en train de faire à son Américain. Mais à l'époque, pendant que ses mains enveloppaient le corps de Caroline, découvrant des provinces qu'il n'avait jamais vues et qu'il avait souvent imaginées, il s'était dit que par ses mots candides, Caroline cherchait à inscrire hors champ, hors histoire, l'aventure qui venait de commencer, et il avait eu, un instant, le sentiment d'être d'avance condamné à une forme d'exil très cruelle, tout comme les hommes qu'elle avait fréquentés avant lui et auxquels elle s'était peut-être donnée avec la même soudaineté.
Les petites incursions qu'il avait faites dans un temps postérieur à celui des événements qu'il relatait, c'était juste pour se rassurer, se disait-il, il avait voulu jouer un instant au voyeur, et à cet effet il avait percé un trou dans le mur opaque qui sépare le présent de l'avenir. Il eut tout de même conscience des dégâts infligés par cet écart au fragile édifice de l'épître. Lui revinrent aussitôt les propos de la romancière russe qui recommandait une pause ou un détour avant de se précipiter dans l'action. Il était question pour elle, par ce moyen, de mater l'hystérie de la langue, mais pour Leleu il s'agissait d'échapper à la turbulence de souvenirs dont il n'était plus le maître et qui n'allaient pas sans lui rappeler le cauchemar ante mortem de son ami Trucheman, avec le défilé des cavales terrifiées. Et d'ailleurs, à bien la considérer, l'épître ressemblait de plus en plus à ce défilé. Donc, freiner des quatre fers et raconter une histoire pour retrouver un peu de sérénité...
Suzanne Cantarel l'attendait, les mains jointes devant le visage. Ses yeux demandaient : A quoi pensiez-vous ? Où étiez-vous ? J'essayais, disait-il, d'imaginer les conversations que vous pouviez avoir aujourd'hui avec votre père ... Elle s'était levée, elle avait fermé la porte du cabinet comme si elle craignait que Fabien Coste n'entendît ce qu'elle s'apprêtait à dire. Et ce qu'elle avait alors dit, c'était que sans Cyril elle n'aurait sans doute jamais pu mettre toutes ces morts en place ...
Toutes des matriochkas! s'était-il exclamé en mettant dans le même sac les femmes qu'il avait connues et celles dont il avait traduit l'histoire. Si on pouvait les ouvrir comme ces poupées de bois, avait-il ajouté, on constaterait que toutes se composent de tous les personnages qu'elles furent à tour de rôle, et qu'elles n'en ont abandonné aucun depuis la petite enfance qui est représentée dans le jouet russe par une figurine de la taille d'une olive.
Mais savait-elle que pour lui le désir n'était pas seulement effervescence, tumulte, aveuglement, foucades, qu'il était aussi présage, augure, avertissement qu'une fois le seuil franchi, on extrait dans une terra incognita à laquelle, si l'on négligeait l'appel, on ne pourrait plus jamais accéder, dont la découverte comme la jouissance seraient à jamais interdites
Créé par Hubert Nyssen (fondateur des éditions Actes Sud) et Madeleine Thoby, le département jeunesse d'Actes Sud publie depuis 1995 des ouvrages (albums, romans, documentaires, bd...) qui portent un regard particulier sur le monde et ses évolutions, empreint d'émotions, d'humour, de curiosité, d'exigence et d'ouverture.
En février 2023, ce département est rebaptisé Actes Sud jeunesse, afin d'être en meilleure adéquation avec une ligne éditoriale proche du catalogue général des éditions Actes Sud mais qui s'adresse à un lectorat plus ample, allant de la petite enfance aux jeunes adultes. Les ouvrage paraissant à partir de cette date porteront cette nouvelle signature.
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