LITTÉRATURE ORDINAIRE
Au Masque et la plume,
Jérôme Garcin avait dit le plus grand bien du roman
Netherland de Joseph O'Neill, accueilli d'autant plus favorablement chez nous que
Barack Obama en a fait la promotion (« It's fascinating, a wonderful book »). Il est vrai que la politique de Georges Bush — « sous l'influence du mouvement évangélique chrétien », conduisant le pays à « s'exempter des règles mêmes du comportement civilisé, légaliste et rationnel qu'il cherchait à imposer de force aux autres»— y est sévèrement critiquée sur trois ou quatre pages par l'épouse (intello) du narrateur, qui lui-même va jusqu'à dénoncer quelque part « la nullité américaine ordinaire ».
L'essentiel du roman porte sur le désinvestissement progressif de la sphère professionnelle par l'analyste financier Hans van den Broek (un Hollandais spécialiste des hydrocarbures), au profit de la relation d'amitié qu'il noue avec un certain Chuck Ramkissoon, qui l'entraîne dans sa passion pour le cricket.
Une succession rapide de situations donne le tempo du livre, composé d'une multitude de séquences brèves, d'au maximum trois pages, et le plus souvent d'environ une page et demie, sinon moins, très habilement cousues ensemble. Ainsi peut-on, par exemple, dénombrer pas moins d'une vingtaine de changements de situation entre les pages 237 et 261. Nous sautons d'un endroit à l'autre et d'une époque à l'autre, dans une sorte de zapping qui nous mène tantôt en Hollande et tantôt dans Manhattan, parfois à Londres et le plus souvent dans Brooklyn, ou encore dans l'Arkansas, et jusqu'en Inde ou à Trinidad, suivant le narrateur dans son évolution, avant la séparation de sa femme, pendant la séparation d'avec Rachel, après la séparation, et pour finir — happy end — dans leurs retrouvailles, la constellation familiale étant complétée par la mère du narrateur (meurt d'une attaque, crémation expédiée page 106), et secondairement par l'ami transitoire de celle-ci, ou par Jake, le jeune fils de Rachel et de Hans.
Soucieux de ne pas laisser le lecteur s'ennuyer, et de le divertir, en restant drôle, ou même cocasse, l'auteur cherche également à le nourrir d'un luxe de détails (« il conduisait une Cadillac 1996 »), ne craignant pas d'aller jusqu'à une succession d'inventaires (noms de rues, de quartiers, de personnes, objets), avec parfois un effet catalogue (souvenir de promenades en vélo, aux Pays-Bas, « ...avec mon sac rouge Gray-Nicolls posé entre les poignées de mon guidon, et un pull en lambswool noué sur mes épaules. Polos Lacoste, pulls en V aux couleurs vives, solides chaussures de marche, chaussettes Burlington à losange et pantalons de velours »).
Enclin à des analyses subtiles et capable de véritables moments de poésie (un des points forts du livre, qui ne peut que toucher tous les amoureux de New York, c'est l'évocation de la grande métropole américaine), l'auteur recherche pour compenser, et sans doute pour répondre aux attentes du marché américain, un fort ancrage dans le réel (« Je me brossai les dents, me mis en caleçon, et éteignis la lumière »). Parfois jusqu'au trivial (« Nous avons tous les deux regardé le chien. Il paraissait très amical. Sa queue tremblante était en permanence dressée à la verticale, exposant un trou du cul rose pâle. »
Présenté par certains critiques comme un bel exemple de ce que peut donner l'intégration à l'américaine (ce qui ne saute pas aux yeux), et bien sûr comme un roman sur le cricket (ce qu'il n'est qu'en partie),
Netherland de Joseph O'Neil est aussi l'histoire d'une relation entre un Européen et l'Amérique, et entre un homme et une femme.
Presque parfaitement traduit (on relève à un endroit le mot directions là où on attendrait plutôt indications ou directives, et ailleurs un « se murger » un peu décoiffant), c'est un travail intelligent et soigneusement réalisé, qui laissera cependant le souvenir d'une agréable « lecture » plus que d'un impérissable chef d'oeuvre.