Après Derrière l'horizon, Eugene O'Neill s'est à nouveau lancé dans la composition d'une courte pièce, toujours dans le ton joyeux qu'on lui connaît. Il avait déjà traité de personnages obsessionnels, avec
La Corde, mais surtout avec
de l'Huile. Avec L'Endroit marqué d'une croix, il s'attaque encore plus frontalement à la folie, tout en continuant à s'intéresser au thème de la malédiction familiale. On lit souvent qu'O'Neill a été très influencé par le théâtre grec antique : c'est frappant tout autant ici que dans Derrière L'Horizon.
La maison du Capitaine Bartlett est aménagée comme un bateau : hublot, couchette, et tout ce qui va avec. La terrasse, quant à elle, sert de vigie. Nat et Sue, les enfants de Bartlett, vont devoir prendre la difficile décision de faire interner leur père dans un hôpital psychiatrique. La maison familiale ne leur appartient plus, et les éternelles obsessions du capitaine les rend démunis. Aussi voit-on Nat discuter à voix basse avec le docteur Higgins, afin d'organiser le départ du vieil homme.
Le docteur Higgins se trouve exactement dans la même position que le spectateur : il ne connaît pas l'histoire du capitaine Bartlett. Aussi O'Neill se sert-il de ce personnage pour nous faire entrer dans cette famille minée par la folie d'un homme. La capitaine est invisible, mais sa présence n'en est pas moins inquiétante. Il est là, sur la terrasse, au-dessus de la pièce dans laquelle discutent Nat et Higgins, à faire les cent pas avec sa longue-vue. C'est qu'il attend depuis des années, depuis le naufrage de son bateau, le retour de son équipage, qui s'est pourtant bel et bien noyé. Il les attend sans relâche pour repartir à la chasse au trésor.
L'arrivée de Sue constitue un premier glissement. Elle est opposée au projet qu'a conçu Nat, elle pense son père inoffensif. Nat se montre dur, inflexible, quand elle implore plus d'humanité à l'égard de son père. Mais la douceur et l'humanité de Sue sont aussi sa force, quand la dureté de Nat est sa faiblesse. L'apparition du capitaine, dont la présence invisible hantait la pièce, va constituer le point de bascule définitif. La folie est malheureusement contagieuse...
Le théâtre d'O'Neill est toujours aussi sombre et efficace. le huis-clos, qu'il a beaucoup utilisé jusque-là, force le lecteur (et j'imagine ce qu'il en est du spectateur !) à ressentir l'oppression malsaine dans laquelle s'engluent malgré eux les trois membres de la famille Bartlett. Si O'Neill sauve l'une, c'est pour mieux accabler les deux autres, faire peser sur eux un destin, héréditaire ou autre, auxquels ils ne sauraient échapper.
Encore une réussite dramaturgique d'une austérité, mais aussi d'une maîtrise qui servent intelligemment ce drame conclu en quelques dizaines de pages. Ce qui prouve que la longueur d'une oeuvre n'a pas grand-chose à voir avec sa qualité.
Challenge Théâtre 2020