Silvina Ocampo, née à Buenos Aires en 1903 et morte dans la même ville en 1993, était une poétesse et novelliste argentine. Après avoir étudié la peinture et le dessin à Paris avec Fernand Léger et
Giorgio de Chirico, elle passa à l'écriture aux alentours de la trentaine.
– Je pourrais oublier beaucoup d'expériences de ma vie, dit-elle, mais pas celles de mon enfance. Un vers me revient sans cesse, le voici : « Oh, enfance ! oh mon amie ! » Ce qui n'est pas dit est ce qui est important dans ce vers. Notre enfance est assurément notre amie, mais nous-mêmes n'avons pas toujours été les amis de notre enfance, car à cette époque nous n'étions pas ce que nous sommes aujourd'hui. Cet être démuni que nous avons été parfois nous émeut car nul n'a jamais pu le comprendre complètement sauf nous… qui n'étions pas encore à ses côtés.
Inventions du souvenir est une longue chronique de l'enfance, écrite de façon tâtonnante en plusieurs fois, peaufinée sur plusieurs années, en vers libres. Elle rend remarquablement ce temps encore pris dans l'ambre de l'enfance, quand le sablier ne s'est pas encore mis en marche. Les impressions vivaces et les interrogations lancinantes s'y superposent, dans un univers intensément vivant, vibrant et énigmatique. Les lieux, les sons, les lumières et les odeurs, les membres de la grande famille dispersée dans un grand bâtiment composé de quatre maisons virtuelles où se rencontrent aussi domestiques et employés, les maisons de campagne, Paris brièvement, forment le fond de cet étrange voyage. le recueil fait s'enchaîner les situations sans cohérence particulière, comme en une sorte de long rêve éveillé (« la chronologie n'existe pas dans le temps du souvenir »).L'enfant contemple les chaussures comme des chiens, pleure sa première nourrice et s'éprend de la suivante, dispose des nids de son cru pour les oiseaux dans tous les endroits où les jardiniers ne pourront les détruire (...)
Les adultes sont à eux seuls des univers sibyllins. Il y a sa mère, adorée, les domestiques, les servantes vigilantes, Chango, incarnation du danger, de la tentation malsaine, du péché, les merveilleux mendiants qu'elle attend de toute son âme à la maison de campagne. (...)
S'abattent ainsi, sur cette enfant trop jeune pour comprendre vraiment ce qui se passe, affolée par les exigences hermétiques de l'existence et sous l'emprise subtile du futur, la mort d'un jeune frère, le deuil de la mère, les abus de Chango, la musique qu'elle désire ardemment pratiquer comme ses soeurs mais qui ne lui est pas donnée et le dessin qu'elle tente par hasard sans trop d'intérêt et dans lequel on lui trouve du talent. Sans qu'encore le monde se mette à l'endroit de l'âge de raison, des lignes de force infléchissent cette succession de bulles sensorielles et émotionnelles, des trames apparaissent. Des souvenirs de situations où l'enfance est décalée en plein jour, l'horrible déception d'un manège offert qui n'est pas celui rêvé, la frayeur provoquée par la voix d'un ventriloque, l'écoeurement que provoquent les petits ballons morts redescendant du plafond, une robe violette plus mystérieuse et excitante qu'une contrée féérique s'enchaînent. Et puis le langage qui donne à chaque chose sa place et sa consistance (...)
Ce poème, qui s'écoule avec fluidité de son début à sa fin, entretissant les scènes et les voix intérieures de la petite, se relit avec autant de plaisir par fragments, dans le désordre, comme ces « cartes postales sans destinataire, sans adresse », que sont les souvenirs.
Lonnie pour Double Marge (Extrait)
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