Quand
Boris Pahor, slovène de Trieste, revient dans le camp du Struthoff où il a été déporté (qui sera suivi par Dachau et Dora) il se sent étranger, séparé des visiteurs qui, eux, n'ont pas connu les camps.
.... les regards des touristes ne pourront jamais (j'en ai l'intime conviction) se représenter l'abjection qui frappa notre foi en la dignité et en la liberté de l'homme. p 13 14
En même temps il éprouve une «modeste satisfaction» à leur vue, se disant que «les Vosges ne sont plus le domaine secret d'une mort solitaire et lente».
Mais il ne peut pas rester en la compagnie des touristes et du guide qui les accompagne. Il s'éloigne pour retrouver silence et solitude qui lui permettront d'évoquer et revoir les ombres que sont devenus ceux avec lesquels il a partagé ces années d'enfer.
«... d'une façon générale, il faut être seul avec soi-même, ou avec l'être aimé avec qui l'on ne fait qu'un, pour parler de la mort et de l'amour. Ni la mort ni l'amour ne supporte de témoins.» p 19
Lui qui nous dit :
"... nul panneau ne pourra jamais rendre l'état d'esprit de l'individu qui pense que son voisin a obtenu un demi-doigt de plus de liquide jaune dans son écuelle en fer. Certes, on pourrait représenter ses yeux et leur donner la fixité spéciale qu'engendre la faim. Mais on ne pourrait ressusciter l'inquiétude de la cavité buccale ni l'avidité obstinée de l'oesophage. Quelle photo pourrait donc montrer dans toutes ses nuances le combat invisible dans lequel, depuis longtemps, l'éducation a succombé face à la tyrannie sans limites de l'épithélium stomacal.» p 22-23
,
va en se retirant en lui-même pour revivre «parmi les ombres» qui le hantent atteindre le lecteur au coeur et dépasser le superficiel d'une visite touristique pour pénétrer en profondeur.
Ce livre va bien au-delà du simple témoignage.
Boris Pahor nous entraîne dans les visions que font naître en lui son retour dans l'enceinte de ce camp et bien que sachant que nul ne pourra partager totalement l'enfer traversé par lui et ses compagnons, il nous bouleverse et ces moments de lecture douloureux et poignants resteront inoubliables.
Ce qui renforce notre empathie c'est aussi le décalage dans le temps qu'évoque l'auteur au coeur de son récit. Se sentant troublé par la proximité des visiteurs il nous dit :
«On dirait que je ne suis pas arrivé cet après-midi du monde extérieur mais que je les ai attendu ici, et pour moi comme pour tous les prisonniers, chaque information est une miette de vie réelle. C'est pourquoi je m'approche à nouveau pour entendre le guide.»
p 215
Malgré la tentative de partage il reste à la fin cette ultime douleur de celui qui sait que la barrière semble infranchissable entre lui et tous ceux qui ont été séparés du monde des humains et les touristes que nous sommes tous :
"Je suis dans un cimetière silencieux dont j'ai été l'habitant, d'où je suis parti en congé et où je reviens maintenant. Je suis l'habitant de cette région et je n'ai rien de commun avec les gens qui sortent par la porte grillagée et qui, sous peu, détailleront les événements, partageront les heures et morcelleront les minutes. Ici se trouve le poste de garde d'un monde anéanti qui s'étend à perte de vue et qui ne peut rencontrer nulle part le monde des humains, qui n'a aucun point commun avec lui." p 219
La générosité, la douceur, la sérénité qui émane de
Boris Pahor et sa foi en l'homme qu'il conserve envers et contre tout nous atteint profondément. Nul ne peut sortir indemne d'une telle lecture qui, à mon avis, est largement au niveau de «Si c'est un homme» de
Primo Levi.
Merci aux Editions de la Table Ronde et à Babelio qui m'ont permis de découvrir cet auteur qui aura 100 ans cette année, dont je n'avais encore rien lu et que je vais continuer à découvrir.