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EAN : 9782812618338
656 pages
Editions du Rouergue (21/08/2019)
3.46/5   54 notes
Résumé :
Dans un temps indéfini, des enfants rescapés d’une guerre sont abrités dans une institution, « Les enfants de Melkisédek », en lisière d’une forêt. Ils sont plus habitués à la menace qu’à la tendresse, et reproduisent entre eux la violence qu’ils ont connue. Mais il y a le soleil, l’air, les jeux, pour panser les plaies de la guerre.
La violence va cependant les rattraper, quand le village proche est conquis par de vrais supermuslin. Ces ogres aux grands cou... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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°°° Rentrée littéraire 2019 #13 °°°



Le prologue se veut bienveillant à l'égard d'un lecteur qui pourrait être perdu avec tout ce qui va suivre. Il plante le décor, les lieux et les personnages. A savoir, en une époque et un lieu indéfinis post-apocalypse :

- « une histoire d' enfants sauvages » vivant dans ce qu'ils appellent « la Colonie », à la lisière d'une forêt qui fait peur et attire à la fois. Des orphelins, des abandonnés, des malades, des estropiés, des irradiés. Ils ont des noms bizarres ou à rallonge ( Tout-Le-Fait-Rire, Destiny-Bienaimée, Trogne, Tricératops ) et ont crée leur propre société, pas meilleure que celle des adultes, avec ses rapports de force, ses violences, ses dominants.

- «  et puis il y a un village » quasi médiéval traversé d'une lutte des classes entre les grands propriétaires, maîtres des forges, des mines, des éoliennes, et les paysans menés par le berger Darnert qui veulent garder l'usage de la forêt

- « des histoires de religion, dans ce village, il faut les prendre au sérieux », on y trouve des christian, des muslim, des supermuslim et des vrais supermuslim qui menacent l'équilibre et veulent transformer le village en califat

- une forêt mystérieuse avec sa femme-arbre

Là, tu commences à te dire qu'il n'y a pas que la forêt du titre qui furieuse, tu pressens que tout ce roman est carrément fou furieux. Et c'est exactement cela, un véritable OLNI ( objet livresque non identifié ) d'une liberté absolue, qui s'affranchit de tous les genres. Sylvain Pattieu propose même une sorte de syncrétisme détonnant à partir d'un viaduc d'inspirations complètement hétéroclites : les récits mythiques des trois monothéismes ( par exemple, le nom de la Colonie est celui du roi de Salem dans la Bible, Melkisedek ), des légendes pyrénéennes ( les sabots de Bethmale, avec leur pointe en aiguille pour encorner les coeurs ), la guerre historique des Demoiselles en Ariège au XIXème siècle ( ou comment des paysans en rébellion contre un code forestier leur interdisant l'usage de la forêt se déguisent en femmes pour attaquer les grands propriétaires et les maitres des forges ) , le roman Sa Majesté des Mouches de Wiliam Golding et sa communauté d'enfants livrés à eux-mêmes etc

Le récit est incroyablement foisonnant et multiple, et pourtant, jamais je ne m'y suis sentie égarée. Au contraire, on sent que l'auteur sait où il va ; lorsqu'il croise les histoires, elles se finissent par se recouper de façon très cohérente, un tour de force pour un roman qui frôle avec le fantastique et l'imaginaire.

On est clairement dans la littérature de « genre », entre roman épique, roman d'aventures, récit postapocalyptique. Et pourtant, il n'est en rien déconnecté de la réalité contemporaine, le lecteur reconnaît parfaitement le monde d'aujourd'hui, notamment la deuxième partie «  Les vrais supermuslim » qui décrypte sous couvert romanesque le phénomène du djihadisme avec brio, tout particulièrement avec le personnage du jeune Brille.

En fait, tous les personnages sont passionnants, Danert le berger rebelle déguisée en demoiselle ; Esclarelys, son ancienne amoureuse Esclarelys qui canalise sa fougue amoureuse et sexuelle en se convertissant en vrai supermuslim des plus zélées ; et bien sûr, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule devenue sous le nom d'Onyx une sorte de Jeanne d'Arc animée par les voix de la Femme-Arbre, une jeune fille puissante qui devient le guide des enfants perdus ; le conteur Mohamed-Ali dont les chants et poèmes ponctuent habilement le récit et lui apporte du coffre.

Cerise sur le gâteau, cette formidable vitalité romanesque est incroyablement portée par une écriture forte, très originale, métissée, puisant aussi bien dans la fougue homérique que dans la rythmique contemporaine du slam ou du rap. Les phrases sont longues, très travaillées, lyriques, poétiques, parfois peu ponctuées, amples. Elles m'ont happée, essoufflée, enthousiasmée.

Vraiment un roman, type exercice de style, étonnant, très singulier, qui détonne dans la production littéraire actuelle par son sens absolue de liberté.
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Au début (c'est-à-dire les trente premières pages), je me suis dit que ça allait être compliqué de se concentrer sur une telle histoire post-apocalyptique avec tant de personnages aux noms démesurés.
Au début, je me suis dit que ce moment de pandémie, de frayeur et de confinement n'était peut-être pas le meilleur pour découvrir un roman qui évoque épidémies, guerres, catastrophes, bandes d'enfants féroces et survie dans un monde impénétrable.

Mais ça c'était au début (c'est-à-dire les trente premières pages) !

Après... ce fut - comment vous dire ? - l'impatience exacerbée de poursuivre ; les émotions extrêmes et contradictoires qui se bousculent au portillon du coeur et de l'esprit ; la dégustation d'une langue inouïe, d'une écriture-monde ; le désir de tourner les pages, entremêlé de la volonté de ralentir le rythme pour s'immerger encore davantage dans le récit ; la familiarité avec ces personnages fabuleux ; l'Odyssée dans cette forêt furieusement foisonnante. Après, ce fut l'envoûtement d'un voyage bouleversant sens-dessus-dessous, 632 pages en apnée, à ne plus savoir sortir de cette forêt. Dire que j'ai aimé, est une litote qui ne me satisfait guère. Trop réducteur. Trop sommaire. C'est un roman qui a fait disparaître tout ce qui n'était pas lui, qui m'a emportée et que j'emporte désormais dans mon ADN de lectrice.

La Colonie est une institution qui accueille des enfants de tous âges, fracassés dans leur être et dans leur mémoire par tout ce qu'ils ont vécus. Amputés, estropiés, irradiés, brûlés, abandonnés, orphelins, ils sont, le jour, vaguement surveillés par des adultes éducateurs, mais retrouvent leur liberté dès qu'arrive la nuit. Et ces enfants qui ont survécu à toutes les horreurs de la guerre et des catastrophes naturelles n'ont de cesse, alors, que de se battre entre eux. Comme pour garder un semblant de contrôle sur leur vie, ils instaurent des règles et des codes bien plus rudes que ceux établis par leurs surveillants.
Un peu plus loin se dresse la Forêt où les enfants n'osent pas s'aventurer car elle abrite toutes les créatures des pires cauchemars. Territoire interdit car innommé. Pourtant des bergers s'y cachent et luttent violemment contre les maîtres des forges et les charbonniers.
Au fond du val, un village où cohabitent christian, muslim, supermuslim, paysans, commerçants et soldats.

Cette géographie resserrée explose de violences, de luttes sociales, religieuses, politiques, amoureuses, que l'on apprend au fil de chapitres très brefs qui sont autant d'épisodes dans la vie des personnages : les péripéties de la lutte entre le berger Darnert et le maître des forges Kylian PetitCoeurCouronné ; l'opposition entre Elias Debillet, le maire, et Kylian PetitCoeurCouronné ; l'amour vorace et égoïste d'Esclarelys pour Darnert ; la lutte de pouvoir à la Colonie entre La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule et Tout-Le-Fait-Rire, entre les strongues et les bitches. Et lorsque les vrais supermuslim décident de faire du village une base pour leur futur califat, personne ne sait leur résister. La population se soumet aux lois de la charia ou meurt.

Que deviendront les enfants de la Colonie dans ce monde où l'intégrisme religieux exige des martyrs ? Est-ce que cette Forêt que La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule a fini par apprivoiser leur offrira abri et survie ? Mais survie dans quel monde ?

Il ne s'agit ici que d'un minuscule aperçu de tout ce qui se joue dans le roman de Sylvain Pattieu, comme si je le regardais à travers le petit bout de la lorgnette !
Mais comment rendre compte d'une histoire qui en entrelace mille autres, légendes, contes, mythes, actualité brûlante ? Par quels moyens donner une idée de ces innombrables ruisseaux narratifs qui dévalent vers l'océan, charriés par une écriture qui elle-même conjugue tous les temps et les mouvements pour aboutir à cette symphonie baroque qui m'a transportée ?
Ce roman est à l'image de son titre : une Forêt-Furieuse-Ténébreuse-Lumineuse, qui donne vie à un univers, dans lequel on garde des repères qui ne sont plus tout-à-fait les nôtres mais un peu quand même. Les passions humaines sont brassées-embrassées par ce que vit chaque enfant. le temps n'a plus la même valeur, il n'a plus de valeur du tout, seuls les évènements, individuels et collectifs, le ponctuent.

La langue rythme le récit d'éclats de joie, de tendresse, de cruauté, de sensualité, et de ces épousailles hétéroclites jaillit une poésie inouïe, une musique ensorceleuse où les scansions du rap se mêlent de mélopées incantatoires. de toutes ces histoires fracassées, éparpillées en miettes de souvenirs, Sylvain Pattieu réussit à faire un tout homogène, cohérent, un monde qui est comme un reflet (à peine) déformé du nôtre. de toutes les disgrâces, il parvient à tirer de la beauté. Et c'est prodigieux !
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Sylvain Pattieu signe un nouveau roman et ce dernier est vraiment un livre d'aventures mettant en scène une bande de gamins sauvages, des brigands, des extrémistes avec une langue slammée.
Il crée une société post-conflits mondiaux avec des religions qui ont pris le dessus, qui ont redéfini la vie ; les mélanges, les batailles, les bons, les méchants, les enfants, les coups bas, les arcanes, les légendes de l'Ariège, les arbres, les mystères, la nature très présente et la ville, brute… Tout cela fait de ce roman un petit ovni ! Rajoutée à tout ce mélange : la langue !
Un roman étonnant, détonnant, aussi vif que dense, intelligent, complexe… comme une forêt dense dans laquelle on se perd tout en étant sûr du chemin que l'on arpente…
L'histoire est celle de divers personnages de la Colonie, un genre d'orphelinat, dans un contexte de post-guerres diverses ayant fait des ravages. Les enfants sont traumatisés autant dans leurs têtes que dans leurs corps… et là, à l'orée de cette forêt, de multiples personnages s'entrechoquent, se frôlent, se battent, se menacent, se détestent, s'aiment un peu ou passionnément.
C'est une histoire accrocheuse, les noms sont incroyables drôles ou réalistes, on croise des noms connus revus et corrigés, des descriptifs bien troussés…
Une histoire ? Non, plusieurs qui s'entremêlent, qui se chevauchent, qui se font écho… C'est brut, c'est rude, c'est cru, mais c'est aussi poétique, instructif (merci pour les explications sur les différents spécimens d'arbres), écolo, politique, et avec une violence guerrière sous-jacente ou pas.
C'est vraiment une belle découverte et le format du texte, certes original, est un atout majeur pour vous recommander cette histoire pas banale !
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J'ai passé mon tour aux environs de la page 100. le style infantilisant - frôlant le débile léger - n'étant véritablement pas ma tasse de thé. Une promesse pourtant vivifiante, ce pavé post-apocalyptique en hommage à Sa Majesté des Mouches, mais non.

Cela fleure trop l'exercice de style sans intervention risquée, le joli étalage de formules éclatantes (il y en a beaucoup de belles et fortes) dans de brefs chapitres sans émotion, sans véritable originalité de situations, de personnages. On ne peut pas arriver à la page 100 et que rien de pertinent ne se soit passé, rien d'intriguant, rien de métaphysique. Ce n'est pas sérieux.
Voici un extrait de l'avant-propos, où l'auteur juge bon, sur 4 pages, de nous résumer ce à quoi nous devons nous attendre, comme pour nous implorer de bien tout lire. Mais jugez plutôt du style, et dites-moi si cela vaut les heures à scruter dans cette forêt absurde si quelque chose va finir par briller plus longtemps que deux phrases bien trouvées, de temps en temps. "C'est une histoire d'enfants sauvages, il y en a eu pas mal, déjà, c'est fascinant ces gamins, ça fait peur. Il y a eu Sa Majesté des mouches, un livre terrible sur une bande de gamins qui sont dans un avion, l'avion s'écrase sur une île déserte, le pilote meurt, ils sont seuls sans adultes et ils créent leur propre société pas meilleure que celle des grands, tout aussi cruelle, avec des rapports de force, des dominants, des exclus, des injustices. Il est violent ce livre.
Ici aussi donc une bande de gamins, il y a La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule, Destiny-Bienaimée, Méduse, Mohamed-Ali, Tout-Le-Fait-Rire, Brille, Trogne, Espoir et Moufle, des noms bizarres, des noms à rallonge. Parmi eux deux groupes, deux bandes, les strongues et les bitches, ils ne s'entendent pas, ils se battent souvent." Disons que comme je n'ai pas 14 ans, et que je ne compte pas faire fortune avec mon compte Instagram, je ne pense pas être exactement la cible de ce monsieur Pattieu. Lui souhaite bon vent, et peut-être à une prochaine fois.
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Ce sont des enfants orphelins ou abandonnés, victimes du chaos d'un monde où se sont succédé conflits et catastrophes. Des enfants cabossés, psychologiquement ou au sens propre, certains étant réduits à se déplacer en fauteuil ou à utiliser des prothèses pour pallier l'absence de leurs membres (quand ils ont la chance d'avoir des prothèses), d'autres exhibant une face irradiée sous un crâne nu... Des enfants aux drôles de prénoms (La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule, Méduse, Espoir, Destiny-Bienaimée, Mohamed-Ali...), regroupés à La Colonie, où des adultes affublés eux aussi d'étranges patronymes (La-Femme-Quand-Elle-Parle-Elle-A-Les-Yeux-Qui-Brillent, L'Homme-Il-Sait-S'amuser-Avec-Un-Bout-De-Craie...) leur dispensent un enseignement où l'acquisition des règles de survie tient autant de place que l'apprentissage de la lecture ou du calcul.

Quand on estimera qu'ils sont prêts, qu'ils ne sont plus des enfants, ils seront envoyés au village voisin pour travailler aux Mines, dans les Forges, ou pour y être cultivateur. En attendant, ils rejouent ce qu'ils ont sans doute toujours connu, la lutte pour le pouvoir et la domination, les Strongues contre les Bitches, garçons contre filles… jusqu'à ce que l'arrivée de La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule change la donne, constituant un nouveau groupe où Strongues et Bitches se mélangent. Face à la violence du monde, les enfants opposent leur énergie brutale et leur soif de vivre, portés par cet état instable et fougueux de la jeunesse qui rend l'impossible atteignable, mais aussi par la force du groupe. Il se créent leurs propres rituels, leur propre code de l'honneur… nouent leurs amitiés avec la circonspection de ceux qui, échaudés, ne se livrent jamais qu'avec méfiance.

Au village, le règne de l'argent a fait du riche Kylian PetitCoeurCouronné le maître des Forges, et donc celui de la communauté. Mais sa volonté d'étendre son contrôle à la forêt est contrecarrée par la résistance de bergers qui commettent leurs méfaits déguisés en Demoiselles.

Sylvain Pattieu installe un univers profus, amalgame de bribes d'Histoire, d'allusions à l'état désastreux du monde, de références culturelles familières et populaires, le tout saupoudré d'une ambiance post-apocalyptique et d'un zeste de surnaturel. Il y question à la fois de Franck Ribéry, de mystérieux Bourguignons ou d'une femme-arbre, de drones espions et d'enfants blessés par obus, d'un gouvernement provisoire… S'y invitent des fléaux quant à eux bien réalistes ; l'intrusion dans le village puis dans la relative tranquillité de la Colonie de fanatiques religieux va bouleverser les projets que leurs professeurs avaient établis pour les enfants…

La langue elle-même est un improbable mariage entre argot et poésie, rap et propres inventions de l'auteur, à l'image de ces "chants" que scande l'un des enfants, qui ponctuent régulièrement le récit de psalmodies à la tonalité épique, restituant les événements marquant sa vie et celle de ses camarades.

Un roman ambitieux, multipliant les références et mêlant les genres tout en diffusant sa propre musique, qui d'emblée m'a séduite. Mon intérêt est quelque peu retombé au fil du récit. Car à vouloir trop embrasser, Sylavin Pattieu finit par mal étreindre. L'intrigue, partie sur de trop nombreux chemins, doit à un moment en choisir un, et ce n'est pas forcément celui que j'aurais personnellement emprunté. Les enfants prennent la route, laissant derrière eux une forêt que le titre promettait en personnage principal, et que l'on ne fait que traverser, c'est dommage. La dernière partie du roman m'a ainsi paru, en comparaison du foisonnement initial, un peu poussive.
Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
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critiques presse (1)
LeMonde
27 août 2019
En un temps et un lieu indéfinis, des enfants sont livrés à eux-mêmes. Le nouveau roman de Sylvain Pattieu scande et frappe fort.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (36) Voir plus Ajouter une citation
Ici ça se passe pas bulle pour les nouveaux, elle lui dit Destiny-Bienaimée en essuyant le sang de son nez, et d’habitude La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule parle et a toujours son mot à dire, mais là elle se tait, elle roule un peu des yeux, incrédule.
Sur le mur l’huile coule doucement, ça fait une traînée grasse, les haricots rouges sont restés compacts et collés un moment, maintenant ils se désagrègent, ils tombent à l’unité ou par petits paquets, et ça pourrait faire réfléchir sur la vie, la destinée, sur comme quoi les plus durs finissent par partir en morceaux, sur qu’y a rien de certain ici-bas, mais ça tout le monde le sait à la Colonie, pas besoin de faire un dessin, de toute façon personne ne regarde, ce qui les intéresse c’est un autre amas, Tout-Le-Fait-Rire et Jambe-Fer se serrent fort et on aurait dit un câlin si c’était pas une bagarre, ils sont mains dans les mains, ils poussent et ils tirent. Jambe-Fer essaye de le faucher avec sa guibolle en métal, faut bien que ça serve, elle fait des cercles avec et lui des petites esquives, alors elle lance de plus en plus fort, si elle le touche il tombe et elle le finit par terre, mais ça la déséquilibre. Tout-Le-Fait-Rire en profite, il libère soudainement une main et il cogne, marteau-pilon tac-tac-tac dans la gueule.
Ca a commencé comme d’habitude, une histoire de ration et de rab, une assiette qui vole, encore une bitche contre un strongue. Tout-Le-Fait-Rire a un pied sur Jambe-Fer maintenant, elle ne bouge plus, elle n’est plus dangereuse alors il lève les bras au-dessus de sa tête et il serre fort ses mains pour qu’on voie ses muscles, il tourne bien autour de son pied qui lui écrase la tête et il les regarde tous dans la pièce. Eh ouais ça se passe comme ça, il dit, faut pas tester les strongues, fuck off, fuck off les bitches, dans ta schneck. Il célèbre sa victoire façon mitraillette dans le ciel.
Présentement, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule est cachée derrière une table renversée, histoire de ne pas se prendre un coup perdu dans le nez comme Destiny-Bienaimée, elle ne dit toujours rien mais elle sait et elle observe. Elle sait une chose, qu’elle n’acceptera pas la loi des strongues, la loi de Tout-Le-Fait-Rire. Elle en observe plusieurs autres. Les strongues sont des garçons, des grands et quelques filles. Les bitches sont des filles et des plus jeunes, ou gringalets. Jambe-Fer est leur cheffe, d’un gabarit digne d’un strongue, avec un avantage dans les bagarres, cette patte métallique, un désavantage, une certaine lourdeur. Quand elle a commencé à se battre avec Tout-Le-Fait-Rire, même quand il vacillé sous un de ses coups, aucune bitche n’est intervenue autrement que par des oh et des ah, personne ne lui a prêté main-forte. Ce combat, pourtant, semblait prévisible, inévitable, irrémédiablement inscrit dans la vie de la Colonie, dans l’affrontement de ses deux groupes rivaux, et Tout-Le-Fait-Rire est grand et costaud pour son âge, mais pas invincible.
Le cours des pensées de La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule s’interrompt car Tout-Le-Fait-Rire saute à pieds joints sur Jambe-Fer et ce faisant semble donner signal, les strongues partout dans la salle se jettent sur les bitches, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule manifestement, et conformément à ses observations, est classée parmi les secondes, et on l’attrape par ses fines tresses, on la frappe, elle se défend, des tabourets, des assiettes, des restes de nourriture, volent dans toute la pièce, elle-même saisit un verre cassé et le plante, par-derrière, dans la plus proche des têtes strongues, l’autre se retourne, éberlué de rouge, et prend pareil côté face.
Après quoi les adultes interviennent, crient et séparent, ils ont fait vite, ça n’a duré que quelques minutes en tout, puis ils soignent, il y a des bleus, des coupures, des entorses, un bras cassé, quelques dents branlantes, une vingtaine de points de suture cousus à vif, dont dix pour le strongue décousu par La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule. C’est lui, après Jambe-Fer, qui est le plus amoché.
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À la Colonie les enfants n’apprennent pas que des savoirs théoriques, il y a aussi des connaissances pratiques. Il faut savoir ramper dans les abris en cas de bombardement. Connaître les rudiments de la recherche de mines dans les champs ou sur les chemins. Enfin surtout ils doivent savoir trouver du carburant, en fabriquer si besoin. La Colonie a un alambic à essence, une machine grise et métallique, des tuyaux qui font virages, cercles et lignes droites, dans une grande puanteur. Il est placé loin du bâtiment principal, il se nourrit de betteraves et d’huile de divers végétaux, tournesol, colza, romarin. On place les légumes ou le liquide dans un large embout, ils suivent ensuite leur chemin de tuyaux, il y a un feu qu’on alimente, un vacarme désagréable, des projections, mais il en sort un carburant grossier. Il encrasse les moteurs de sucs et goudrons, mais il fait rouler, il n’explose pas, il y en a des bidons, prêts à être utilisés ou échangés. Les enfants les remplissent avec un entonnoir.
Ils ne sont pas dupes. La rumeur prétend que des éducateurs utilisent les bidons pour leur marché noir. Ils les revendent, ou ils les échangent, pour leur profit. Grand bien leur fasse. Les enfants, eux, ont le plaisir de sécréter du combustible, de voir jaillir l’essence et de la capturer dans leurs bidons rouges.
Quand ils ont fini de travailler à l’alambic, ils ont la peau grasse d’huile et de carburant. Parfois ça les irrite, ça leur fait des plaies ou des boutons. Marmite les plaint, il considère les projections d’huile de sa cuisine moins dangereuses. Il dit quand même, ça vous servira, de savoir vous débrouiller pour le carburant. La mobilité, en ce monde, il leur dit, savoir faire son carburant, savoir en reconnaître du bon, c’est important. Il prend l’air important en disant ça, l’air de celui qui a vécu. Ça les fait rire les enfants, parce qu’il leur dut ça près de l’alambic, et il fait justement ce qu’il faut surtout éviter, il allume sa cigarette, il tire fort dessus.
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Ils sont trois, ventripotents, l’air pas si effrayés, habillés simplement, presque à la mode vrai supermuslim. Une ébauche de barbe sur leurs joues. L’émir a convoqué les maîtres des forges, ceux qui restent, sauf Kylian PetitCœurCouronné qui ne vaut plus rien.
Il leur offre des fruits et du thé, il va droit au sujet, ensuite. Il parle doucement pour les forcer à tendre l’oreille, à se pencher un peu. Il leur dit, je sais que vous gardez contact avec l’outre-vallée, avec l’outre-montagne. Les trois commencent à protester, il les arrête. Je m’en fous, ce qui compte c’est l’application de la Loi de Dieu dans le califat, dans ce village. Laissez-moi m’occuper des âmes et je vous laisse vous occuper du commerce. moins vingt pour cent pour l’œuvre de Dieu. Je vous laisse la mine, je vous donne des esclaves, vendez le charbon, avec j’achèterai des armes, des véhicules. Vendez le charbon à qui vous voulez, aux kouffir, aux christian, au gouvernement provisoire, peu m’importe, simplement rapportez-moi l’argent. Faites vos affaires que je fasse les miennes. Ne me trahissez pas ou vous mourrez.
Les maîtres des forges sont rassurés, ils se voyaient déjà dépossédés de leurs maisons, de leurs richesses, ils se disent qu’ils ont eu raison de rester.
L’un des trois demande pour le train, pour la voie ferrée, il dit ça serait bien de la réparer, ça serait bien de commercer de nouveau avec le bourg, avec les villes, avec la capitale.
L’émir lui fait un grand sourire, il lui masse l’épaule. Il dit, ça sera fait, mon frère, quand nous aurons étendu le califat au-delà de cette vallée, alors nous restaurerons le chemin de fer, alors nous pourrons commercer avec les villes. Nous ne sommes qu’un petit bout d’un grand œuvre, de l’œuvre de Dieu.
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Mohamed-Ali se déploie, il n’est pas aussi minus qu’il en a l’air, il paraît plus grand dans la clarté de la lune et des lampes électriques, ses longs bras maigres s’agitent et le démultiplient, l’ombre de sa touffe de cheveux remplit tout le plafond, il raconte et il scande.

Une histoire qu’il a vue autrefois, une histoire d’amour vrai, du temps qu’il était guetteur et qu’il s’ennuyait à scruter le paysage, à regarder au-delà du ter-ter, rien à foutre le taga-taga, alors ce jour-là il a vu, sur une colline voisine, une petite locomotive, des wagons tendrement attachés derrière elle, son fidèle tender en premier, la fosse pleine à ras bord du charbon le plus noir, le plus luisant. Mohamed-Ali secoue la tête et il danse lentement, et les bitches réunies autour de lui dodelinent de la tête au même rythme, celle de Jambe-Fer est trop douloureuse, elle bouge les doigts de son pied valide de sous la couverture, Mohamed-Ali a une voix douce et il continue, la petite locomotive, la colline. Et puis les wagons se détachent, sauf le tender, ils s’ébrouent et ils basculent paisiblement, ils descendent le flanc de la colline à leur rythme
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Les bitches sautent de leur lit et elles convergent vers la masse immobile de Jambe-Fer, sur le dos à cause de son bras en écharpe, demain on le lui plâtrera. Elle pleure comme si elle n’était pas une cheffe, elle ne l’est peut-être plus en effet après sa défaite, mais les autres ne lui règlent pas son compte, elles la câlinent, elles la consolent. Une par une elles lui font boire une gorgée et elles lui disent un mot à l’oreille. L’autre chiale encore un moment. Quand elle a terminé, peut-être qu’elle dort, un minus se met debout et toutes font cercle autour de lui, celles qui peuvent, on prend les roulantes, celles qui sont en fauteuil, par les épaules et on les cale entre deux oreillers, on laisse Jambe-Fer là où elle est, trop douloureuse, et on lui met une couverture sous la tête, qu’elle puisse voir si elle se réveille. Les crachoteuses retiennent leurs poumons, les siffloteuses respirent par la bouche, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule découvre.
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Vidéo de Sylvain Pattieu
Qui sont ces silhouettes qui courent ? Et si le canal les menait autre part, à contresens d'un léger courant dirigé par le vent ? Victoria, Koumba, Mennel, Viviane, et Anonymes, sont les joggeuses protéiformes, fières, essoufflées, coriaces, qui traversent le 93, au fil de l'eau, de Pantin jusqu'à Bondy. _________ Vidéo conçue par Marcela Cibin Ugo pour l'exposition réalisée par les étudiant·es du Master de création littéraire de l'Université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes, "Deux fois plus fortes - portraits de femmes sportives dans le 93". Elle est présentée à la médiathèque Roger Gouhier de Noisy-le-Sec, dans le cadre du festival Hors limites 2024, avec le soutien du CND (centre national de la danse) et de l'IUF (Institut universitaire de France).
Sous la direction de l'écrivain Sylvain Pattieu et illustrée par Laureline Uzel, cette exposition raconte comment des femmes s'imposent dans ces milieux compétitifs, souvent brigués par les hommes, et parviennent à faire du sport un vecteur d'émancipation.
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