Le livre s'ouvre sur la description du théâtre de sa narration, à savoir le grand-duché fictif d'Éponne, mix entre le Gd-Duché de Luxembourg, la Suisse et peut-être l'Autriche (que je connais moins bien) – qui représente peu ou prou les pays nantis occidentaux repliés sur un passé dont ils se drapent.
Le thème est celui d'un reporter passé écrivain (Jean-Marc) qui s'apprête à héberger chez lui un migrant, ce qui lui fournira la matière de son prochain livre, projet qui lui a été soufflé par son éditeur et soi-disant ami, l'impatient et agaçant Georges Huber.
À ces deux protagonistes s'ajoute toute une galerie de personnages, dont les trajectoires vont se croiser tout au long du récit :
- deux migrants : le futur hébergé et un compagnon moins chanceux – Ghoûn et Hossein
- une migrante arrivée de plus longue date : Semira
- Sylvie Scholl : cadre frustrée dans une entreprise de mode ; son mari Bernard et son fils Fabio en difficulté scolaire, constituant un noyau familial dysfonctionnel.
- un groupe occupé à rédiger un pamphlet anticapitaliste, composé de : Jérôme et Isabelle, Cédric, Dieter (plus âgé), Stanko – nom slovène, abrégé en Stan et enfin Sonia sous les traits de laquelle on devine l'auteure Diane Meure (également traductrice) dans son souci de rechercher la formule la plus heureuse pour exprimer la pensée de son auteur.
Une auteure qui fait preuve d'une grande subtilité et de beaucoup de finesse dans la description de tous ces personnages, en entrecroisant habilement les fils de leurs cheminements pour établir cohérence et unité.
Petit bémol, peut-être, pour la psychanalyse sommaire de l'un deux, mais qui se justifie parce qu'elle s'emboîte dans le thème social plus large de l'analyse anticapitaliste du monde que développe le petit groupe – ce qui donne un résumé incisif et plus que pertinent de la situation du monde, qui détone par rapport aux apparences du grand-duché de pacotille.
J'ai été un peu frustré par la note finale mais j'ai aimé la manière dont Diane Meure montre que la logique d'un système pervers peut finir par contaminer et avilir les personnes. Une très belle description d'une promenade dans les vignes au bord du lac également, qui m'a rappelé un trajet en train de bon matin sous un soleil d'automne éclatant faisant lever la brume, le long du lac de Neuchâtel.
P.-S. : Traductrice médiévale plus que technique :-)
« Quand le bateau, […] finit par s'approcher dans un lent pot-pot-pot qui semble en amortir l'accostage autant que ses bouées latérales,… » – plutôt que bouées latérales sur un bateau, on parle de pare-battages.
« Maintenant les voiliers sont à l'attache le long des pontons, voiles baissées, filins métalliques tintant contre les mâts. » Filin est le « nom générique de tous les cordages en fibres (chanvre, nylon, etc.) utilisés à bord. le mot filin n'est pas employé lorsqu'il s'agit d'une manoeuvre métallique, on parlera alors de fil d'acier. » (Wikipédia)
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Maniant l’humour et la réflexion avec causticité, Diane Meur décide, dans ce roman époustouflant, de démonter les apparences, de renverser les certitudes et de permettre à ses personnages de s’émanciper.
Lire la critique sur le site : Telerama
Jamais désespérant, Sous le ciel des hommes se referme sur une promesse qui sera peut-être tenue : choisir et ne plus subir.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Encore une qui était tombée sous le charme, C’était la même chose partout: avec son sourire lumineux, sa bonne humeur, son empressement à rendre service, Hossein avait un talent naturel pour se faire apprécier. Et c’était un «bon client», comme on disait dans les milieux du journalisme. Quelqu’un qui ne paie pas forcement de mine, n’a pas forcément grand-chose à raconter si !’on écoute bien, mais qui casse la baraque dès qu’il passe à l’antenne, allez savoir pourquoi.
En somme, elle avait raison: Jean-Marc avait vraiment eu de la chance, avec ce gars choisi presque au hasard. p. 75
INCIPIT
La ville dormait – non pas de son sommeil nocturne, mais de la trompeuse somnolence de ses dimanches après-midi. Un dimanche de novembre à Landvil vers les trois ou quatre heures, laisser derrière soi les rues du Vieux Quartier pour s’aventurer sur les pentes des diverses collines, de leurs banlieues effilochées sans comment ni pourquoi : une expérience du vide, ou de l’infini ? Le ciel est bas, sans l’être. Dans ces pays de montagnes où même le fond des vallées est déjà en altitude, la couche des nuages, c’est vrai, paraît à portée de main. Mais chacun y connaît aussi les coups de théâtre qui, en moins d’une demi-heure, peuvent déchirer ce voile accroché aux sommets, chacun le sait donc aussi relatif qu’éphémère.
D’ailleurs ce n’est pas du ciel chargé que tombe cette somnolence. C’est de la ville qu’elle monte. De ses réverbères, dont la lueur fond en halo dans le léger brouillard ; de ses tramways qui, dans les courbes, émettent un grincement poussif comme pour proclamer : Attention, aujourd’hui nous sommes rares. Trafic dominical.
Chaque rue semble une impasse. Chaque immeuble semble le dernier de la rue. À la vue du petit escalier suspendu qui relie le trottoir à une porte d’entrée, au-dessus d’un demi-sous-sol plongé dans l’ombre, on ne pense plus à une demeure habitée par des hommes. On pense à un débarcadère, on se croit un instant dans un tableau d’Escher où, croyant monter toujours, on serait finalement arrivé au plus bas, aux rives du lac d’Éponne. Mais pas du tout. Derrière l’immeuble et ses buissons se profile une autre bâtisse, et encore une autre, à y mieux regarder. Signe flagrant de vie, il flotte dans l’air une odeur d’oignons frits, de soupe mise à cuire. Les gens mangent-ils si tôt ici, ou poussent-ils si loin le sens de l’anticipation ?
Si l’on descend effectivement vers le lac, la sensation d’infini revient en force. Ce n’est pas qu’il soit si grand : il faudrait un brouillard bien plus dense pour cacher les lumières d’Éponne sur la rive d’en face, le toit pointu du château grand-ducal, les tours ultramodernes du centre financier. On devine même, à un rougeoiement au-dessus de l’horizon, les grands lotissements et zones résidentielles qui, limitrophes de Landvil, n’en sont séparés que par la rivière, autrefois nette démarcation, aujourd’hui enjambée par plusieurs viaducs.
Mais ces lumières artificielles et ces silhouettes de bâtiments tiennent peu de place, au fond, dans le paysage. Ce que l’on voit surtout, un dimanche après-midi de novembre, depuis l’un des pontons où clapotent des vagues, c’est l’étendue gris moiré des eaux et son pendant céleste, d’une teinte presque identique. Les couleurs ont comme disparu du monde, et ce ne sont pas les rares mouettes qui y changent grand-chose. Tout cela pourrait être un film en noir et blanc visionné après des décennies par des spectateurs que l’époque intéresse. Le temps n’a plus de repères sûrs, plus de bornes. Et l’espace non plus. Car cette masse continentale qu’on sent présente tout alentour sur des centaines de kilomètres, derrière collines, plaines et montagnes (des savants de l’Académie grand-ducale ont un jour avancé que le village d’Ordèt, à une heure de voiture d’ici, était en Europe le point le plus éloigné de toute mer, un calcul vigoureusement contesté par la Société internationale de géographie, ce qui n’a pas empêché Ordèt d’afficher sur des pancartes à l’entrée de ses trois rues : « Ordèt, capitale du chou farci et cœur géométrique de l’Europe »), cette masse, on ne peut que l’imaginer grise elle aussi, uniforme, et infranchissable par son uniformité même.
Quelques pas en direction de l’embarcadère ne dissipent pas cette impression. Deux ou trois passagers, très en avance, au vu des horaires placardés sous l’auvent, attendent le prochain bateau desservant les arrêts
Landvil Vieux Quartier
Landvil Plaisance
Pont de la Marène
Éponne place de la Paix
Éponne Château
Les Sablons
Zone d’activité du Bornu.
L’unique lampe ne parvient pas à réveiller les rouges et les bleus de ce panneau indicateur, ni les timides fantaisies chromiques des bonnets, des écharpes. Quand le bateau, gris clair sur gris moiré, finit par s’approcher dans un lent pot-pot-pot qui semble en amortir l’accostage autant que ses bouées latérales, l’employé sauté à terre pour tirer la passerelle jette : « Vers le Bornu ? » d’un ton las et sceptique, sous lequel on entend : « Montez si ça vous chante. Mais vous savez, là ou ici, c’est un peu la même chose. »
Donc la ville gisait, comme un gros chat au creux d’un pouf, adonnée à des voluptés casanières, presque sans un mouvement. On aurait pourtant tort de s’y fier. Mouvement et changement paraissent suspendus dans le grand-duché d’Éponne, encore plus un jour comme celui-ci, un dimanche de novembre où l’humidité de montagnes invisibles vient se rabattre sur les basses terres, s’y enliser en brume. Tout ici s’emploie à bannir l’idée de changement, de mouvement : les fortunes stables, les clochers à bulbe restés intacts depuis le Moyen Âge, les guerres et invasions régulièrement évitées, et une continuité dynastique presque record. Avoir toujours été en marge de l’Histoire, tel est le mythe national le plus cher au cœur des Éponnois. Mais, en fait de marge, on se trouve au contraire sur une plaque tournante où se jouent, de cette Histoire, bien des réorientations. Ils l’ignorent peut-être, ceux qui travaillent dans les usines textiles de l’Est asiatique, au fond des mines de l’Afrique, sur les chantiers de défrichage amazonien, mais l’heure sonnant au beffroi de la mairie de Landvil, grâce à un mécanisme classé parmi les plus anciens du monde, sonne également pour eux. Cinq messieurs dégustant l’eau-de-vie d’abricot locale dans un des restaurants discrets et chers de la place de la Paix, c’est un renversement d’alliance, c’est une fusion-acquisition, c’est la flambée d’une guérilla séparatiste à l’autre bout de la terre, flambée à laquelle personne, mais alors personne ne s’attendait.
Chaque rue semble une impasse. Chaque immeuble semble le dernier de la rue. A la vue du petit escalier suspendu qui relie le trottoir à une porte d'entrée, au -dessus d'un demi-sous-sol plongé dans l'ombre, on ne pense plus à une demeure habitée par des hommes. On pense à un débarcadère, on se croit un instant dans un tableau d'Escher où, croyant monter toujours, on serait finalement arrivé au plus bas, aux rives du lac d'Eponne.
Dernière quinzaine de décembre en grand-duché d’Éponne : tout plonge peu à peu dans une stase morose. Un froid humide s’installe, la longueur des nuits devient sensible à l’être le plus accaparé par son travail ou par sa vie, c’est l’entrée pour de bon dans le tunnel de l’hiver, lequel ne compte aucune issue de secours, aucun puits de lumière. Qu’elles paraissent loin, la Fête de la dynastie et ses frasques orgiastiques !
Les Éponnois partagent avec les Américains ce rythme syncopé où les plus grandes festivités de l’année ont lieu avant la fin d’année elle-même, faisant de Noël et de la Saint-Sylvestre une affaire incertaine, qu’on ne sait jamais trop de quelle façon prendre. Tels un premier et un second bis offerts par un virtuose alors qu’une partie du public, fatiguée, a déjà rejoint les vestiaires, voire les parkings souterrains.
Certains tentent vaillamment de contrer cette torpeur. Des directrices d’école se démènent pour muer leur établissement en palais des couleurs, en arche de Noé de la joie, d’où fusent, sur les sombres flots alentour, des chœurs d’enfants gavés de pain d’épice et de pâte d’amande. Des galeristes mettent en vitrine leurs œuvres les plus dérangeantes, les plus controversées, conscients que les passants leur sauront gré de les avoir réveillés, fût-ce en les scandalisant. Et dans les entreprises, les administrations, c’est l’heure des pots de Noël anticipés, où chacun se rend les pieds lourds et fait pourtant en sorte de sourire, car il le faut : il faut célébrer une clôture d’exercice dans la confiance et l’enjouement, il serait mal vu de laisser paraître qu’on en a marre, tout simplement, et qu’on aspire à ces quelques jours de congé autant que le sage antique aspirait à la mort.
Ce n’est pas très gai, non. Tout renaîtra lentement de ses cendres, la douceur des aurores et les mouvements de la sève dans les troncs dénudés, mais on l’oublierait presque, alors que les premières neiges ne sont même pas encore tombées. On attend. On regarnit la théière d’eau bouillante, on enfourne un rôti, on se fait couler un bain, on recherche tout ce qui est chaud ou du moins tiède. Et avec un pragmatisme résigné, on profite de cette marée d’ennui pour écouler en douce les tâches les plus ennuyeuses de l’année, comme des riverains indélicats profitent de la présence d’une benne de chantier pour se débarrasser de leurs plâtras et de leurs meubles décatis.
p. 191-192
Il inscrit la date du jour, le 20 novembre et, en dessous : « Bonheur d’aujourd’hui ». Puis il réfléchit, le bout du stylo-bille coincé entre ses dents. La règle du jeu, c’est de saisir une chose minuscule, immatérielle, qui lui a fait plaisir sur le moment. Avoir un téléphone qui marche, retrouver peut-être une place en foyer, ce sont de bonnes nouvelles, des améliorations de son sort, mais pas ce qu’il appelle un « bonheur d’aujourd’hui ». Il faut qu’en se relisant il retrouve cette joie pure, qui se suffise à elle-même, loin de toute utilité. Il faut aussi que ça se note en peu de mots. Il n’y a pas tant de pages dans ce carnet, il doit les ménager.
Il finit par écrire : « Être content pour Hossein. Il a trouvé un hébergeur ».
p.59-60
Diane Meur vous présente son ouvrage "Sous le ciel des hommes" aux éditions Sabine Wespieser. Rentrée littéraire automne 2020.
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