«
le nuage et la valse »…Fermez les yeux…A quoi ce titre vous fait-il penser ? Sans doute pour certains à la crème fouettée sur ces célèbres (et souvent énormes) pâtisseries d'Europe centrale, servies dans une maison de thé cossue, un air de valse accompagnant la dégustation. Ou encore à la mousse de lait onctueuse sur un cappuccino, vibrant légèrement, avec délicatesse, au son d'une mélodie. A une chantilly légère. Ou encore à une valse jouée et dansée en plein air, un jour d'été un peu nuageux.
le nuage et la valse n'est rien de tout ça. C'est tout sauf ça. Il s'agit d'un livre sur l'invasion par les allemands de la Tchécoslovaquie et sur la vie des camps de concentration, sur le sort des juifs, sur l'étau du communisme qui arrive peu après…
Le nuage apparaît régulièrement dans cette oeuvre, à des moments significatifs, comme un pied de nez à ces événements marquants et dramatiques de la Seconde Guerre Mondiale, c'est un nuage d'été, bien blanc sur fond bleu, joufflu et rond, gourmand et réconfortant, on l'imagine presque virevolter. Virevolter au son d'une valse. La valse, c'est « le beau Danube bleu » de Strauss, dont la mélodie surgit constamment, au détour d'une rue, par une fenêtre entrouverte, souvent à des moments incongrus (par exemple lorsque des prisonniers arrivent au camp de concentration). L'adjectif bleu met mal à l'aise, le Danube n'est plus bleu lorsque toute la civilisation de l'Europe centrale se meurt. Oui, malgré ce titre apparemment léger et guilleret, le thème du livre est grave et nous savons, en lisant ce livre, que nous avons entre les mains quelque chose d'important. Une pièce, un témoignage de l'Histoire. Un monument. Surtout quand on remet les choses dans leur contexte.
Deux rescapés. Ce livre. Et son auteur,
Ferdinand Peroutka.
Un rescapé cet auteur. le roman s'appuie en effet sur le Journal que
Ferdinand Peroutka (1895-1978) a tenu pendant sa détention dans les camps de Dachau puis de Buchenwald entre 1939 et 1945, jusqu'à la libération du camp par les Américains. de retour à Prague, le journaliste tchèque, qui ne s'entendait pas mieux avec les communistes qu'avec les nazis, émigra, comme beaucoup de ses contemporains, aux Etats-Unis en 1948. le livre, lui, ne fut publié à Toronto qu'en 1976 par un éditeur en exil. Et ce n'est que récemment, en 2019, que ce chef d'oeuvre a été traduit en français. Il aura fallu attendre tout ce temps. Vous me direz, il y a en a eu des livres sur la vie des camps, et notamment l'inoubliable
Si c'est un homme de
Primo Levi. Ce roman est un peu différent tout en étant dans la même veine. Il se distingue par une sorte de froideur, de recul apparemment dépourvue d'empathie, les événements sont vus avec une distance, sans jugement et sans pathos, sans autant de détails par exemple que le chef d'oeuvre de
Primo Levi. Il reste en surplomb, mêlant davantage ironie et audace. Horreur et poésie. Distance et pourtant, pourtant, ses méfiances, ses peurs, l'horreur vécue transparaissent en filigrane, jusqu'à l'absurde.
Un rescapé ce livre. Pourtant, le président
Václav Havel avait déclaré «
le Nuage et la Valse » comme étant «un des meilleurs romans tchèques des dernières décennies». Mais récemment, la mémoire de l'auteur a été salie lors de l'«affaire Peroutka», en 2015: l'actuel président, Milos Zeman, l'a accusé d'avoir écrit, cédant à la «fascination des intellectuels pour une doctrine monstrueuse», un article favorable à Hitler. Peroutka a aussi été soupçonné d'antisémitisme, ce qui, comme le souligne la traductrice, est absurde quand on lit son livre (l'avant-propos inclus dans le livre explique bien cette « affaire »). Des propos diffamatoires. L'auteur a été réhabilité, et son roman est disponible dans son pays. Et il aura fallu donc attendre 2019 pour qu'il soit traduit en France aux éditions de la Contre Allée (un très beau livre bleu de qualité).
Le livre comporte un prologue, quatre livres et un prologue final. le premier prologue, étonnant, opère un retour à «Vienne, 1910 ou 1911». On suit un jeune peintre pauvre et famélique, sans domicile fixe, qui tente de vendre ses dessins et finit à l'asile de nuit où il signe. Sous le nom d'Hitler Adolf. le coeur de l'ouvrage est composé de quatre livres. Les événements se déroulent ensuite essentiellement dans les camps, dans les trains qui y amènent, mais aussi à Prague, à Munich, à Berlin, dans les Balkans, sur le front de l'Est. Dans le 1er livre, on voit l'arrivée des allemands dans Prague et ce que cela suscite pour les habitants juifs et leurs réactions (fuite, suicide, peur, humiliations, emprisonnement, déportation dans les camps de concentration, parfois même par erreur…). Un prologue final vient enfin clore de façon ironique l'ensemble. En quatre grand temps, le récit va suivre le cours de la guerre, de l'Allemagne triomphante au suicide du Führer dans son bunker de Berlin et à l'épuration énergiquement menée à Prague, dès la libération, alors que l'étau communiste commence à se resserrer. D'un fanatisme à un autre. Quand l'âme slave tangue et valse entre nazisme et communisme.
Il y a des passages incroyables, des morceaux d'une beauté, d'une force que je ne suis pas prête d'oublier : comme ces quelques instants de bonheur, ces petites beautés volées dans les camps de concentration, faisant entrer la poésie, une poésie complètement incongrue mais belle et touchante, dans l'horreur : "Fin septembre, le ciel est bleu, mais c'est un bleu pâli, moins vif qu'en été. le matin, les toiles d'araignées accrochées dans les arbres sont couvertes d'une rosée froide, on voit de loin leurs dessins d'argent. A midi, il fait à la fois chaud et froid. On respire facilement. le camp est plus silencieux, on entend les sons de loin" ; "En novembre on aurait dit que le soleil désormais sans force avait été cloué à la pointe d'un arbre. Il pleuvait, il fallait repérer les endroits où la boue n'était pas trop profonde, et les coins où l'on pouvait se protéger contre le vent froid. Les jours de grand gel, il était agréable de passer un moment devant les fenêtres ouvertes de la cuisine d'où s'échappaient un flot de chaleur et la vapeur des énormes marmites" ; comme la vie quotidienne du Führer dans son «nid d'aigle», entouré d'une jeunesse dorée ; ou encore sa fin, dans le bunker. Des moments terribles et poignants aussi : la pudeur au début préservée puis perdue de Novotny, déporté par erreur dans les camps : "Une fois sur le siège des WC, on prenait son temps et ses aises. Novotny allait maintenant s'asseoir au milieu des autres, il lui était indifférent d'être exposé aux regards. Où était passée sa pudeur d'antan ? Nos belles qualités, nos meilleures convictions ne sont-elles qu'affaire d'habitudes ?" ; son retour à Prague, où il retrouve sa place comme employé de banque et tente de garder sa tenue de prisonnier en témoignage. Mais personne n'a envie d'entendre ce qu'il a à dire, il est gênant, et d'ailleurs il renonce rapidement. enfin, des passages qui nous interrogent sur nos valeurs, notre identité : « Que resterait-il du monde, n'était le contenu des livres ? Ce sont pour la plupart des paroles anciennes, qui nous enseignent de vivre dans l'honneur ».
Ce livre, par sa bravoure, y contribue grandement !