Lawrence Durrell...
Le drôle de gars. le drôle d'auteur. Ou plutôt, le drôle de gars quand il est auteur. L'Anglais qui a vécu partout dans le monde, prof, diplomate, francophile.
Il a écrit un monument,
le Quatuor d'Alexandrie, que j'ai lu dans ma jeunesse, sidérée, envoûtée par la beauté de son écriture (surtout dans Justine, la première du quatuor). Chaque phrase était une merveille. Quarante ans plus tard, quand j'ai vu ce Monsieur le Prince des Ténèbres dans une broc, j'ai pris. Voyons si l'enchantement tient encore.
On entre dans le livre comme dans le tome 2 d'encore un quatuor, non pardon, un quintet, alors qu'il s'agit du tome 1, comme si on vivait avec les personnages depuis un moment et qu'il nous contait la suite de leurs aventures. Bon, pourquoi ne pas se passer des présentations après tout.
Curieuse sensation aussi, c'est comme une accumulation de flashes, de phrases sans verbe, un rien bordélique. J'ai même fait des corrections dans ma tête pour rendre l'écriture plus fluide, et j'ai mis ça sur le compte de la traduction, mais allez savoir. Ça donne un côté ébauche à ce récit, un brouillon, une étude, qu'il va falloir élaguer car l'auteur n'est pas avare de lâchés emphatiques qui ne veulent pas dire grand chose. On est en Provence, autour d'Avignon et au domaine de Verfeuille, profusion de sensations provençales lancées comme ça pour le plaisir, des tableaux par les mots.
Dans ce décor, il y a des gens quand même, qu'on apprend à connaître par la bande. Bruce qui écrit. Bruce amoureux de Sylvie, mais aussi de son frère Piers. Leur ami écrivain Rob
Sutcliffe, amoureux quant à lui de Pia la soeur de Bruce. Et un folâtre ami, Toby, avec son enquête sur les Templiers - et pour tout ce monde, un curieux lien nommé Akkab, le gnostique, qui les ouvre à cette non-religion dans une oasis du désert égyptien. Scène hypnotique peut-être écrite sous acide, ou malaxée de quât, c'est là son talent, à ce foutu Durrell, nous amener dans cet univers flou et nous y perdre en toute sensualité, l'espace d'un étrange instant.
"Toutes ces jolies femmes l'écoutaient, silencieuses comme des fruits, certaines en robe du soir, d'autres drapées de châles bariolés, toutes avec l'âme sereine comme une pomme."
Ce lâché créatif finit par composer une musique, assez enivrante, même si il y a de la facilité. D'accord, j'accepte. Où veut-il nous amener ?
Nulle part. On se prend la main, et on y va, si on le veut bien. Ou on saute des paragraphes pour en savoir plus sur les gens, parce que les beautés de la Provence, ça va cinq minutes... Alors, nos héros effleurés, que leur arrive-t-il donc ?
Piers crucifié par la gnose, Sylvie par sa triste folie, Bruce qui reste sur terre, cet Akkab qui envoûte son monde,
et on vire soudain dans un livre dans le livre. Rob
Sutcliffe l'écrivain, ses amours fracassées, Pia qui l'a quitté pour une Américaine délurée à la peau d'ébène, son errance de dandy à la recherche de celle qui l'a abandonné (à lui-même ?) :
"A Angkor Var : Les deux faces colossales taillées dans le roc exsudaient ce calme éprouvant - le grondement du ressac céleste sur les rivages de l'esprit. Elle prit ma main et s'y cramponna. "Je suis terrifiée de joie, Rob".
Plus tard
Quelque part sous un plafond de bambou, cachée dans un décalcomanie coloré d'oiseaux tropicaux, là où les grands philologues festoient, peut-être m'attend-elle encore. "Chéri, dit la lettre, quel piège a été pour moi la Birmanie. J'ai l'impression que je vais devenir folle."
Plus tard
Le pauvre Rob est devenu le champion de l'attente sur les trottoirs vides, les quais déserts de gare, les abris d'autobus sous la pluie, les cafés désolés, les aéroports à minuit. "
Mais est-ce si simple ? Il dit "je", il dit "il", on ne sait plus. L'écrivain en déteste un autre qui rafle tous les succès, le conspue, conscient de son amertume. Il erre dans Venise, conscient du cliché véhiculé par la ville "clapotante". Il se tourne vers une inconnue rencontrée dans la rue, conscient que ça ne peut que rester sans lendemains. Moi, comme Durrell, je suis fascinée par les peaux bronzées, ambrées, métissées, qui donnent au regard un éclat surréaliste. Elle me plait, son Inca :
Venise. "Une jeune fille le dépassa, élégamment vêtue de velours noir avec une blouse de soie et autour du coup un foulard bleu turquoise qui accrochait l'oeil. Frappante plutôt que belle. Et rien d'étonnant à ce que ses yeux aient viré au citron vert dans son visage très bronzé. Un visage inca avec un nez épais à la base. Harmonieuse comme un paysage primitif, douce pluie bienfaisante sur un monde parcheminé.
Plus tard.
Elle était si bronzée, si musquée. Ils s'aimeraient d'un amour bronzé, musqué, plein de la science et de la sagesse du désenchantement, plein de la mélancolie du hasard, tout en souhaitant qu'il puisse durer toujours. Ses mains chaudes et intelligentes touchèrent les siennes. Quelque part dans la ville romantique et clapotante, des cloches se mirent à sonner, langues de la mémoire. Ils se tenaient tous deux assis, tranquilles, se contentant de respirer.
Plus tard
Il était stupide de se demander s'il était pas abusif de coucher avec elle dans ces conditions. Il succomba comme un somnambule. Quelle merveille de lui faire l'amour et pourtant... une fois au-dessous de la zone éclairée où les grands poissons écarquillaient leurs yeux, quelque part dans ce domaine s'élève le clic-clac, le classique déclic de la caisse enregistreuse de la conscience, de l'âme pensante obstinée."
Et puis Durrell devient drôle, avec un humour pur british totalement délicieux. Son héros "le grand homme", avec sa moue boudeuse, nous amuse avec ses considérations foutraques :
Venise. "Revenu sur les canaux il ne se souciait plus de l'existence de dieu, tant était prodigieux le coucher de soleil, élaboré et mis en oeuvre de façon si incroyable, si minutieuse qu'on pouvait en perdre toute raison. Imaginez les Vénitiens soumis à cette expérience insoutenable chaque soir de leur existence. C'était trop. Seul un daltonisme providentiel pouvait leur éviter de devenir fous. "Regardez, dit-il au gondolier qui le ramenait vers son hôtel, "Ché bello !" la main tendue comme un
Ruskin surexcité. "Ché bello, espèce de taupe". L'homme promena un regard absent le long de la parabole décrite par la canne de
Sutcliffe, haussa les épaules, émit un grognement et finit par admettre : "E bello, signore". le grand homme eut une bouffée d'impatience face à ce manque d'esprit. Je le savais, dit-il. Un daltonien".
Et cette description qui m'a fait exploser de rire, va comprendre : "La divine vieille duchesse de Tu m'écrit presque chaque semaine des lettres volumineuses dans lesquelles elle distille l'essence de son aimable et amorale philosophie du désenchantement. Elle fume de longs cigares verts et a joué autrefois du banjo dans un orchestre de jazz diplomatique."
Me suis souvenue alors que j'avais lu autre chose de Durrell : "
Affaires urgentes", chroniques de sa vie de diplomate anglais en Yougoslavie dans les années 50. du pur loufoque bourré de cet humour so british, au point que je n'avais pas fait le lien avec le sensuel Quatuor amoureux d'Alexandrie. A présent je comprends mieux ce bordélique mélange des genres...
Dans "Monsieur", troisième partie, on est gentiment noyé dans les mises en abîme, les paragraphes d'un style un rien pompier, le non-récit alimenté de flashes assez drôle, encore, parfois incompréhensibles :
"En fait, Oakshot avait un regard bleu acier dont la fixité mettait mal à l'aise. Les gens qui battent trop des paupières sont inévitablement stupides et Oakshot n'était pas stupide. Un peu émotionnellement retardé peut-être, par manque d'expérience sexuelle. Depuis qu'il avait gravi l'Everest avec Tufton... la nuit on trouvait des sherpas dans son sac de couchage, et l'on ne pouvait rien faire. Ils souffraient tant du froid. Oakshot , ayant perdu un index pour cause de gel, avait dû renoncer à ses safaris au lion. Et merde pour lui."
Il se moque, sans doute de lui, puisque ce Oakshot est encore un écrivain décrit par un écrivain écrivant sur un écrivain parlant d'un écrivain et que Durrell semble ne pas prendre au sérieux l'engeance écriveuse, lui compris. Comme dirait la poétesse
Anne Contri dans "Papier mâché" : il en est qui glapissent que la torture existe, que méchante est la feuille parée de blanche angoisse. Il en est des maudits mus de gluante poisse qui se tordent d'eux-mêmes en se hurlant Artistes".
Là-dessus, il se permet d'user et d'abuser d'adjectifs incongrus, enfilant de la phrase avec un plaisir gourmand, mais nullement dupe de sa supercherie.
Pfouh, oui.
N'empêche, pour des moments comme celui-ci, dubitative je poursuis ma lecture :
"Lorsque Toby buvait trop, il pouvait par exemple monter dans un taxi et crier au chauffeur "Suivez cette névrose !". Ou réciter du Byron, - car il se voit en Byron et s'adresse continuellement à un Fletcher imaginaire - mais cela se passe généralement au lit :
- Fletcher !
- Oui Monseigneur.
- Abjure.
- Très bien Monseigneur
- Fletcher !
- Oui Monseigneur
- Fais part de mes instincts les plus fournis à la duchesse
- Très bien, Monsieur.
Puis, se désignant : "je ne vois guère d'intérêt à être moi-même.
Sutcliffe, ce vaste socle de chair et de cartilage britannique devrait être mis en laisse, il est criminellement ivre."
- Fletcher !
- Oui Monsieur.
- Par le cordon ombilical du Christ ressuscité, apporte-moi des tablettes de bicarbonate de soude.
- Très bien, Monseigneur."
...Avant de sombrer dans des morceaux disparates de notes et textes, morbides, à la manière des adolescents qui parlent de la mort avec emphase, des adolescents devenus vieux et qui mâchouillent le sujet comme pour l'amadouer, mais sans y croire vraiment.
Bizarre, ce livre.
Ai-je envie de retrouver ces personnages dans la suite de ce quintet ?
Eh ben oui, tout bien réfléchi. Par curiosité, pour savoir où finalement il voulait en venir. Et pour cette étrange musique, poignante par moments, drôlatique par d'autres. Une sorte de Condition Humaine servie sur un plateau d'argent avec a nice cup of tea et un nuage de lait.
Bizarre, ce livre.