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EAN : 9782380823035
400 pages
Anne Carrière (05/01/2024)
4.44/5   71 notes
Résumé :
Lauren, étouffée par le silence d'une bourgade du Kansas, part se réfugier à New York après une fusillade meurtrière dans son lycée. Aaron, héritier d'un empire mafieux à la mort de son père, peine à mettre ses ressources au service de ses victimes. Emilie, talentueuse interprète aux Nations unies, perd la parole à la suite d'une simple erreur de traduction. Nathaniel, star planétaire, décide de disparaitre pour fuir ces superproductions qui le consument. Aashakiran... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (44) Voir plus Ajouter une critique
4,44

sur 71 notes
«La malédiction de l'espoir»

Voilà un premier roman qui fera date ! En entremêlant des parcours très différents, Renaud Rodier réussit une vaste fresque pleine de bruit et de fureur, mais aussi de résilience et d'humanité. Dans leur quête, les personnages vont se croiser et s'enrichir de leur confrontation.

Voilà sans conteste l'un des romans les plus aboutis de cette rentrée. Après un prologue un peu déroutant – la confession d'un homme qui court sur un pont qui n'a pas de fin – on va découvrir les différents personnages au fil des chapitres, à commencer par Lauren Bairnsfather.
Née à Kiowa, un trou perdu du Kansas, la jeune fille va mener une vie solitaire, perchée dans la cabane sur un arbre construite par son quincailler de père, qui passe le plus clair de son temps à bricoler dans son garage. Avec son voisin Kip, tout aussi secret qu'elle, ils vont connaître un parcours scolaire assez tourmenté, qui va culminer lors du bal de fin d'année, dont Lauren sera l'une des rares survivantes. Car c'est avec un fusil mitrailleur qu'un élève va se venger de toutes les humiliations et frustrations subies. Il va transformer la fête en un bain de sang. Lauren décide alors de partir pour New York.
Aaron Friedmann est quant à lui le descendant d'une famille juive de Vienne. Son grand père a échappé aux camps de la mort pour se réfugier à New York. Une histoire qu'il ne découvrira toutefois que bien des années plus tard, après la représentation de Brundibár au Metropolitan. Ce n'est en effet qu'en 1983, après avoir interprété un rôle dans cet opéra pour enfants écrit en 1942, et qui fut mis en scène dans le camp de Theresienstadt, qu'il pourra reconstituer le parcours de sa famille.
Émilie Ruelle est fille d'expats, passant de Rio à Caracas, avant d'atterrir à Mumbai en Inde. C'est là qu'elle fera la connaissance d'Aashakiran Yengde, ou plus simplement Aasha, une intouchable qui va devenir sa meilleure amie. Jusqu'au jour où elle est congédiée pour un vol de bijoux qu'elle n'a pas commis. En rupture de ban, Émilie part alors aussi à New York, plus précisément à l'Université de Columbia.
Quand Kip prend à son tour la parole, c'est pour nous donner sa version de l'histoire, et dévoiler ce que Lauren ignore.
Puis ce sera le tour d'Aasha de rétablir quelques vérités sur ses rapports avec son père, ses relations avec Émilie et sur le financement des ses études dans la prestigieuse Caltech.
Nathaniel Bridge vit pour sa part à Monterey en Californie avec son père Adam. Par un soir de tempête, ils recueillent Olivia, tombée en panne non loin de leur villa. La belle naufragée restera finalement sept ans aux côtés du scénariste et de son fils, avant que ce dernier ne quitte l'adolescence et la Californie pour la Juilliard School de New York.
Puis vient le tour de Harry Bairnsfather de dévoiler un secret de famille, après avoir raconté sa rencontre avec sa femme Becky. Et souligner, pour l'ancien Marine revenu du Vietnam en pièces, que «le mariage, encore plus que la guerre, lui a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité.»
Dans la seconde partie du livre, comme vous vous en doutez, l'auteur va faire se croiser les différents personnages. Émilie va entrer dans la vie de Lauren, puis les deux nouvelles amies vont assister l'une après l'autre à une pièce de théâtre dans laquelle joue Nathaniel. Aaron quant à lui, croisera Lauren sur la grande-roue de Coney Island, ou plus exactement fera croire au hasard de cette rencontre. C'est aussi lui qui fera la connaissance d'Aasha dans les eaux du lac Baïkal. Mais arrêtons-là. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes ces fils tissés entre les uns et les autres, cette habile construction romanesque qui permet de mieux cerner, page après page, la personnalité et la psychologie de personnages auxquels on s'attache très vite, notamment en raison de leurs failles et de leurs doutes.
Renaud Rodier a réussi une fresque d'une grande humanité qu'il a lui-même très joliment résumée : «L'histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l'âme soeur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l'Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu'ils étaient et ce qu'ils auraient été capables d'être, la malédiction de l'espoir.»
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu jusqu'ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

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Après un prologue lunaire, nous suivons l'histoire de Lauren Bairnsfather. Cette adolescente habite un quartier moyen d'une petite ville du Midwest. Son père a une boutique de quincaillerie et sa mère, infirmière, « se consacre à son foyer ». A la maison, son père passe son temps à bricoler dans son garage. « Tous les espoirs de [s]es parents se concentraient sur [elle]. » Lauren est amie avec le fils de ses voisins, Kip, un enfant battu par son père et délaissé par sa mère. Non seulement Kip est battu chez lui mais il est aussi pris comme tête de Turc par les autres élèves au lycée, en particulier par Jack, le caïd. Lauren et Kip passent tous les deux beaucoup de temps ensemble, notamment dans la cabane construite par le père de Lauren dans un arbre. Un jour, Olivia, la mère de Kip, s'en va et les deux ados décident de partir à sa recherche, mais ils sont rattrapés par la police et reconduits chez eux. Kip reste seul avec son père maltraitant. Que va-t-il advenir de lui ? ● Nous ferons ensuite la connaissance d'autres personnages dans ce roman choral où chaque narrateur prend alternativement la parole à la première personne : Aaron, dont le père est immensément riche ; Emilie, aussi jolie que Lauren et venant d'une famille presque aussi riche que celle d'Aaron ; Nathaniel, aspirant comédien ; Aashakiran, une Intouchable indienne passionnée d'astronomie. ● le roman commence très bien, mis à part le dispensable prologue. J'aime beaucoup les romans choraux, qui sont à la mode, et on passe agréablement d'un narrateur à l'autre. ● Mais les problèmes arrivent à peu près à la moitié du livre, lorsque les liens entre les personnages apparaissent de plus en plus, annihilant toute vraisemblance. A cet égard, la fin culmine dans l'invraisemblable. ● J'ai également trouvé qu'il y avait trop de personnages. Je me suis perdu non pas dans les narrateurs mais dans leur parentèle et dans les événements qui leur arrivaient. Et pourtant j'ai lu ce roman sur un week-end, sans grand temps morts entre mes moments de lecture. ● Ce roman avait du potentiel mais aurait sans doute demandé plus de travail de la part de l'éditeur, afin d'épurer les lignes narratives, de mieux caractériser les personnages et les démarquer les uns des autres, de prêter attention à la vraisemblance, de raccourcir l'ensemble. ● Je remercie Babelio et les éditions Anne Carrière de m'avoir permis de lire ce livre dans le cadre d'une Masse Critique.
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Ce livre lu à cheval sur deux années est une belle découverte. Premier ouvrage de Renaud Rodier, les échappés est un roman choral.
Sur une quarantaine d'années, de la fin des années 70 à nos jours, l'auteur nous tisse l'existence de cinq personnages principaux : Lauren, Aaron, Emilie, Nathaniel et Aashakiran. Une demi-vie pas simple, où comme le laisse suggérer le titre du livre « les échappés » les héros fuient leur passé, qui un drame, qui une relation familiale délicate, qui pour oublier ses origines modestes ?
Lauren quitte son petit village et les vastes plaines du Kansas pour New York, suite à un drame survenu dans sa jeunesse et la monotonie d'une vie dans sa bourgade natale, elle y alterne études et travail dans une librairie. Aaron, issu d'une famille juive non pratiquante, hérite au décès de son père, d'une fortune pas très propre obtenue grâce à des opérations limite mafieuses et s'oriente vers la profession d'avocat pour défendre la cause des plus pauvres. Emilie, de parents français, sillonne le monde à la suite d'un père dirigeant d'un grand groupe immobilier, les quittera pour elle aussi rejoindre New York et embrasser une carrière d'interprète aux Nations-Unies. Nathaniel, très proche de son père scénariste, après avoir fait ses débuts à New York continuera sa carrière à Hollywood, en temps qu'acteur et deviendra une véritable icone mondiale. Aashakiran, intouchable, née dans un bidonville de Mumbai en Inde, à défaut de moyens financiers pour suivre des études dans des prestigieuses universités américaines, atterrira en Russie pour y vivre sa passion pour les astres et oublier l'oeil rivé au télescope ses origines.
On suit, avec grand plaisir, ces destins tortueux qui au gré de l'évolution de l'histoire se chevauchent puis se séparent. Un existence torturée faite de spleen, de quête de l'âme soeur cet autre « moi » fantasmé, de dévotion, d'abandon, de rédemption, mais aussi de vides et de silences. Cette définition de leur vie est résumée par cet extrait du livre : « notre identité se déconstruit, se recompose tel un jeu de Tétris : des blocs de ciment tombaient depuis le haut de l'écran de plus en plus vite. Notre seule responsabilité, à nous les humains, était d'encastrer ceux-ci dans nos lacunes, nos écarts, nos intervalles, nos vides, nos blancs. Une ligne disparaissait, bling, une autre se formait jusqu'à ce que l'écran soit saturé par le ciment, ce putain de ciment, game over ! ».
Oui j'ai vraiment aimé ces portraits, d'anti-héros, d'êtres cabossés. Renaud Rodier nous plonge dans les pensées intenses et les états émotionnels des protagonistes. Beaucoup de petites phrases nous marquent et nous forcent à les peser à l'aune de notre propre vie.
Merci pour ce beau moment de lecture aux Editions Anne Carrière.
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Ils sont cinq. Ils ne se connaissent pas, pas encore du moins. Qu'il traverse le pays ou parcourt le monde, chacun tente de mettre le plus de distance avec ses origines, fuyant un passé bien souvent trop lourd à porter avec, en guise de centre névralgique, la tentaculaire ville de New-York.
Cachant leur inadaptation derrière une plastique parfaite et un esprit brillant, Lauren, Aaron, Emilie, Nathaniel et Aashakiran sont en réalité des personnages fêlés, fragilisés par une violente crise identitaire et en quête d'un sens à donner à leur vie…
Mais le destin sait réunir ceux qui se ressemblent et se complètent, pour le meilleur… et parfois pour le pire!

Et bien, je dois dire que j'ai eu un véritable coup de coeur pour ce roman choral magnifiquement orchestré. Avec ce premier texte parfaitement maîtrisé, Renaud Rodier parvient à créer des personnages extrêmement attachants, malmenés par un destin joueur mais capricieux, qui réussissent néanmoins à se sublimer au contact les uns des autres. On les suit ainsi sur quarante ans, au gré des hasards et des coïncidences, leurs routes ne cessant de se croiser pour mieux se séparer. C'est beau, parfois bouleversant, mais surtout c'est à la fois intense et tragique et ça j'adore!

Beaucoup d'émotions donc dans cette lecture digne d'un bon page turner, qui happe le lecteur dès les premières pages et qu'il est difficile de lâcher une fois commencée! le style est très agréable, à la fois fluide tout en étant travaillé. L'auteur prend le temps de planter ses décors et de développer ses personnages, donnant à chacun une voix propre et instaurant ainsi une proximité avec le lecteur et une empathie quasi immédiate. On se sent bien auprès de ces anti-héros qui luttent maladroitement pour remplir le vide qui les oppresse, réparer leurs fêlures ou combler les silences. Alors certes, il y a quelques facilités narratives qui ajoutent à l'aspect romanesque du roman, mais elles ne gâchent en rien le plaisir de lecture. Une très belle découverte en somme et un auteur à suivre!
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« Les échappés », le premier roman publié par Renaud Rodier (Anne Carrière, 2024), nous emmène à travers le monde et les destins de cinq personnages en quête d'évasion. Lauren, Aaron, Emilie, Nathaniel et Aashakiran sont les narrateurs de cette fresque romanesque, qui mêle fiction et réalité, histoire et actualité, violence et résilience.

Cinq protagoniste : leurs origines, leurs motivations, leurs rêves, leurs blessures. Chacun d'eux a une raison de fuir son passé, sa famille, sa condition, ses démons. Chacun d'eux cherche un sens à sa vie, un avenir meilleur, une nouvelle identité. Leur voix se succèdent à la première personne, dans des chapitres courts et rythmés, qui nous font découvrir leur parcours, leurs rencontres, leurs choix, leurs dilemmes.

De même comment leurs chemins se croisent, se séparent, se retrouvent. Leur destin sont liés par des coïncidences, des secrets, des affinités, des conflits. Leurs histoires se télescopent avec celles du monde, marqué par le terrorisme, la mondialisation, les inégalités, les discriminations, les migrations ... Leur voix se mêlent, se répondent, se contredisent, se complètent.

C'est un roman ambitieux et passionnant. Certes, il offre une vision panoramique de l'humanité, avec ses forces et ses faiblesses, ses espoirs et ses désillusions, ses rêves et ses cauchemars.

Mais, en même temps, le recit de Renaud Rodier est aussi décevant, confus, invraisemblable. Il est trop long, trop complexe, trop improbable. Certains personnages sont trop caricaturaux, certains liens entre eux sont trop artificiels, certaines coïncidences sont trop improbables. le roman perd en intensité et en crédibilité dès la deuxième partie. Il aurait gagné à être plus sobre, plus simple, plus réaliste.

C'est, en effet, à partir de la deuxième partie que l'auteur se perd. Il ne parvient plus à maintenir le rapport des choses entre elles. Il multiplie les péripéties, les rebondissements, les révélations, sans cohérence ni logique. Il sacrifie la profondeur des personnages au profit de l'action. Il dilue le sens et le message du roman dans un flot de mots et d'images.

«Les échappés» est un roman qui ne tient pas ses promesses. C'est d'autant plus dommage que je raffole de ce genre de fiction. Ici  elle est, pour le moins, en demi-teinte.

Bonne lecture.
 
Michel


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Citations et extraits (34) Voir plus Ajouter une citation
En tout état de cause, Lieux a survécu à cette période hasardeuse qu'est la genèse d’un projet. L'idée de base de ce scénario était relativement simple. L'histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l'âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu'ils étaient et ce qu'ils auraient été capables d’être, la malédiction de l'espoir. Rien de bien original, Sa particularité résiderait dans le fait qu'il ne serait destiné qu'à un unique «spectateur», Stanley. Nat Bridge finirait bien par réapparaître, tôt ou tard. Mon script lui serait adressé, mais seul Stanley, s’il existait vraiment, serait capable de suivre les indices dont il était parsemé, comme autant de petits cailloux blancs jusqu'à un point de rendez-vous, où je l'attendrais. p. 322
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(Les premières pages du livre)
Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais
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Un soir de décembre, j'ai atterri au bout du monde. L'endroit où l'on situe celui-ci est une question intéressante en soi, et relève d'un choix éminemment personnel. Les pôles Nord et Sud – les vrais, les pôles magnétiques vers lesquels toutes les boussoles s'orientent – se détachent comme des candidats évidents, bien sûr. Le problème est qu'ils se déplacent tout le temps. Cette bougeotte ne les disqualifie pas nécessai- rement comme terminus. Il faut juste accepter l'impermanence de nos extrémités. Un temple khmer, une station de tram à Jérusalem ou le dos d'un dromadaire du Sahara feraient tout aussi bien l'affaire, par ailleurs. Peu importe qu'on ne trouve rien au bout d'un mirage, tant qu'il reflète quelque chose de réel
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Commençons par l'essentiel : ce kaléidoscope de roman est si original, si déroutant, si envoûtant qu'il mérite d'être lu, et relu.
Le lecteur est mené en balade, tel dans le palais des glaces d'une fête foraine. À chaque tournant, un personnage haut en couleurs l'attend pour lui confier ses secrets - des secrets qui résonnent avec les nôtres. Le lecteur s'y attache, mais il s'échappe en un éclair. On se lance à sa poursuite dans le dédale du labyrinthe, il demeure introuvable jusqu'à ce que l'on désespère. Comme par magie le voilà de nouveau face à nous. Porte dérobée ou destin, à vous de choisir.
Facétieux, l'auteur tire les ficelles des marionnettes qui seraient ses lecteurs. Il nous pousse dans nos retranchements.
Poésie, philosophie, psychologie, références artistiques et historiques - tout y passe. Le magicien joue sa partition. Qui êtes-vous ? Un témoin d'une intrigue qui vous dépasse ? Un simple figurant ? Le personnage principal ?
Jeu de trappes ? Escape game ?Toile d'araignée ? Beaucoup de fils à démêler. L'important est que l'on ne s'ennuie jamais si l'on accepte de se laisser emporter par cette folle course à travers monts et marées, pays et contrées.
Une fois à l'extérieur, la fête terminée, on s'efforce de rembobiner la bobine, de reconstituer ce puzzle inextricable. La porte du palais des glaces est close, les lumières sont éteintes. Il faudra revenir demain pour tenter de trouver la voie la plus courte vers la sortie. Mais pour le prix du ticket, dans un espace aussi restreint, on réalise combien on a voyagé loin, en nous.
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Le matin, le ronronnement d’un car qui semblait glisser sur une route couverte de miroirs m’a tiré de mon sommeil. Je lui ai fait signe de s’arrêter en agitant les bras. Une porte récalcitrante s’est entrouverte en gémissant. Le conducteur m’a demandé d’un ton blasé qui suggérait que j’étais loin d’être le premier à le héler en plein désert : « Vous allez où ? » Je lui ai tendu un billet de dix dollars pour toute réponse, justification ou excuse.
Peu m’importait dorénavant où j’allais. L’Amérique était trop grande pour je fasse le difficile ; trop jeune, aussi, pour que je sois pressé. Le car était à moitié vide. Une vingtaine d’histoires déprimantes ont levé des yeux éteints vers moi, puis baissé la tête tout aussi machinalement. Ces âmes tristes ne correspondaient pas aux descriptions que les romans américains en font. Leur mélancolique banalité était trop nuancée, trop indescriptible, pour aspirer à l’immortalité.
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