Comment lire les « classiques » ? La densité des exégèses qui les entourent peuvent les rendre difficiles à approcher ; difficile d'oser avoir son propre point de vue sur une oeuvre tellement commentée, tellement célébrée…
Je lis
Les Confessions dans le cadre de mon cursus universitaire : c'est une oeuvre qui fait partie du canon littéraire établi par un de nos profs, du genre « les livres à avoir lu si on veut devenir prof de français ». J'y suis amenée aussi par la lecture de deux textes critiques : « Le dîner de Turin » de
Jean Starobinski, un commentaire d'une beauté et d'une virtuosité étourdissantes sur un épisode du livre III, et la « Lecture d'un aveu de Rousseau » dans
le Pacte autobiographique de
Philippe Lejeune, moins bien écrit mais cependant passionnant, sur le récit de la fessée reçue par le petit
Jean-Jacques. Lejeune suggère, dans l'
avant-propos de son livre, que l'activité critique « n'est autre chose qu'un acte littéraire de seconde main », et fait donc partie de la littérature. Les deux textes que je viens de mentionner ouvrent
les Confessions, mettant dans la lumière ses replis sombres et sensibles. C'est ce geste amoureux qui me donnent envie de faire à mon tour l'expérience directe et personnelle de l'oeuvre.
J'ai lu ces quatre premiers livres des Confessions en me laissant porter par l'histoire, sans faire très attention au style et à la composition. J'ai eu tendance aussi à les lire autant comme un témoignage historique que comme une oeuvre littéraire, en soignant ma curiosité sur la vie des gens au XVIIIe siècle, sur leurs façons d'agir et de sentir. J'aime bien cette altérité liée au temps, qui nous frappe soit parce que certaines choses nous paraissent inimaginables de nos jours (par exemple quand Rousseau se jette aux pieds d'un ambassadeur, pour lui demander grâce de ses mensonges), soit au contraire parce que nous les pensions purement contemporaines (Madame de Warrens qui surnomme le maître de musique « petit chat »).
Ce qui fonctionne dans le livre ce sont les anecdotes, les histoires objectivement sans grande ampleur, mais dont Rousseau ravive le scintillement émotionnel par l'écriture. Ce sont souvent des histoires de désir, de langueur ; une jouissance qui s'actualise dans le désir de jouir. Compter parmi les meilleurs passages ceux qui racontent ses voyages, ceux d'un adolescent allant à pied, sans argent, entre le pays de Vaud, la Savoie, Paris, Lyon, le royaume de Sardaigne, où il décrit une forme de complétude parfaite, d'osmose entre lui et le monde, entre son imagination et la nature de l'Holocène, toutes deux sources de délices à égalité.
Jean-Bertrand Pontalis commence sa préface en écrivant que
Les Confessions sont un « appel à l'autre, appel séducteur et pathétique, qui suscite en alternance chez le lecteur intimité complice et mise à distance irritée ». C'est une formulation parfaite, qui m'évoque marginalement la lecture féministe qu'on peut faire de l'oeuvre. Ainsi quand Rousseau avoue le tort qu'il a fait à certaines femmes (Marion qu'il accuse du vol du ruban, et dans la foulée le récit de l'exhibition de son c** à des passantes), il me semble que c'est à chaque fois une complicité masculine qui le sauve et lui permet de s'en tirer socialement.