Petit livre bijou poignant sur le thème ô combien douloureux du deuil et de la transmission, «
Cette nuit » de
Joachim Schnerf, se lit lentement pour en déguster toute la beauté.
Ce soir,
cette nuit, Salomon reçoit comme chaque année sa famille, repas de fête pour le premier soir de Pessa'h, célébrant la sortie d'Egypte, événement fondateur de l'identité et de la culture juive. Sauf que sa femme, celle qui a été à ses côtés durant un demi-siècle n'est plus là. Décédée depuis peu, laissant le vieil homme hagard, hébété, perdu. Dans cette attente de l'arrivée de la famille, dans cet entre-deux, les pensées de Salomon pour son épouse, germent, poussent, se ramifient, apportant des touches de couleurs en clair-obscur à cette tristesse et cette solitude sans nom, encombrantes fleurs du souvenir serties de feuilles douces et d'épines comme autant de bons et mauvais moments passés ensemble, souvenirs de vie commune douce et d'horreurs que seule elle connaissait…
« Je me demande où Sarah se trouverait en ce moment. Sans doute en train de marcher discrètement dans la pièce, essayant de se préparer sans me réveiller. Ses pieds effleuraient les lattes du parquet, ils caressaient le sol sans fausse note. Je me demande mais je sais que Sarah est partout. Sarah. J'aime murmurer son nom, j'aime la murer dans mes pensées pour empêcher l'oubli d'effectuer ses rondes. J'enroule ma femme dans nos tapis, dans nos rideaux, je démembre son image pour qu'aucun nazi ne puisse la rafler tout entière. Je remplace les abat-jour par ses prunelles bleutées, les oreillers par ses mains accueillantes ».
Cette nuit sans elle sera-t-elle différente des autres Pessa'h ? En quoi sera-t-elle différente ? Salomon imagine les questions du petit-fils lors de ce repas, petit bonhomme qui ressemble tant à cette grand-mère disparue.
« Samuel sera assis à ma gauche, j'entends déjà retentir la voix hésitante de mon petit-fils -Pourquoi
cette nuit est-elle différente des autres nuits ? – Ses yeux me fixent, il me supplie de répondre en entamant un imperceptible basculement d'avant en arrière. Et les yeux de sa grand-mère entre les cils de l'enfant – Pourquoi
cette nuit sans mamie ? – Sarah que j'ai aimée chaque jour davantage depuis notre rencontre, un amour façonné au rythme des rides se creusant, gravé dans nos chairs comme un sillon qui prolonge le regard. Ses yeux bleus et ses longs cils dont Samuel a hérité ».
Incroyable livre sur le deuil de la personne aimée, avec laquelle un long chemin de vie a été parcouru, plongeant chacune des cellules dans la mort, accélérant parfois le déclin de la personne restée seule, pense-t-elle cette personne dans un premier temps tant la douleur est insupportable. Ce deuil tellement difficile à partager, les gestes d'émotion que Salomon n'aura pas su faire envers ses proches, pas même à l'enterrement, figé dans son émotion, la retenue, les remords, ces sentiments qui dans cette attente crépusculaire sont revisités. Comment se comporter pour faire bonne figure ? « Il faudra que je mime une sérénité de père de famille, je ne veux pas paraitre terrassé par la tristesse »… Comment composer avec ce corps dont chaque membre est devenu froid même à la base du cou…
« La base du cou. C'est là que Sarah déposait l'extrémité de son nez quand elle se couchait. le bout de son nez glacé en toute saison qu'elle aimait frotter contre mon torse, remontant ensuite vers le haut du cou où elle se lovait pour s'endormir ».
Le repas se passera permettant à
Joachim Schnerf de dresser le portrait touchant et grinçant d'une famille ashkénaze. Salomon aura réussi malgré tout, aura été soutenu par sa famille. Une fois seul de nouveau, comme chaque nuit depuis la mort de son épouse, il attendra un instant avec « le secret espoir qu'on vienne me border ».
Dans cette cérémonie solitaire du coucher si difficile pour la personne restée seule, j'aurais eu envie de rester avec ce vieil homme qui m'a émue aux larmes, lui tenir la main, lui dire à quel point j'ai aimé ce moment de lecture passé en sa compagnie et comme j'aurais aimé rester plus longtemps avec lui. Un petit bijou d'humanité.