Très belle analyse d'une certaine société, celles des marins et en général du petit peuple de Fécamp, dans laquelle la question policière n'est que pur prétexte. En filigrane, analyse tout aussi pointue du lien gémellaire.
Le point de départ de l'affaire remonte loin, d'ailleurs. Un chalutier battant drapeau français, le "Télémaque", brisé par la mer au temps où il y avait encore des Terre-Neuvas. Six hommes, dont un matelot britannique, parviennent à mettre une chaloupe à la mer et à s'y glisser avec quelques vivres. Trop peu, bien sûr. le climat est glacial, frénétique, mauvais et ne cesse de leur porter des coups. Quand on retrouve les survivants, ils ne sont plus que cinq. le Britannique n'a pas tenu. Mais, ce qu'ils n'oublieront jamais, c'est que, une fois mort, ses compagnons ont, poussés par la faim, sacrifié aux dieux de l'anthropophagie. Et sans doute une fin identique guettait-elle également Pierre Canut, mort depuis peu, les veines du poignet droit entaillées au rasoir, si l'équipe de secours n'était arrivée à temps.
Pierre Canut, alors âgé de vingt-quatre ans, laisse une jeune épouse enceinte de jumeaux. le premier portera le même prénom que son père, le second, on le baptisera Charles. Bien évidemment, les deux enfants grandissent dans une ambiance qui n'a rien de particulièrement gai, d'autant que leur mère ne se remet pas de la mort de son époux et vire doucement à la folie douce. Heureusement, il lui reste sa propre mère et sa soeur Louise, laquelle a épousé un pâtissier, pour veiller sur elle. Sans compter sa nièce, la belle Berthe, que, avec le temps, on finit par destiner en mariage à Charles même si, en apparence, la jeune fille a un faible pour l'aîné, Pierre, beau garçon assez "taiseux" (mais quel est
Le Normand qui ne l'est pas ?), que tout le monde perçoit comme un chef de meute, un dirigeant et un excellent capitaine et meneur d'hommes, ceci en dépit d'un niveau intellectuel dirons-nous assez lent.
Le Hasard, le Destin, la Vengeance, appelez cela comme vous voudrez, fait que la poisse accompagne désormais les rescapés du "Télémaque." A l'époque à laquelle commence le roman, deux d'entre eux ont déjà rejoint le Grand Océan de l'Au-Delà et voilà que le vieux Février, qui était revenu vivre à Fécamp après un long séjour en Amérique Latine (où il s'était d'ailleurs marié avec Georgette, une "payse" : mais oui, le monde est petit ! ), est retrouvé proprement estourbi dans sa confortable "Villa des Mouettes", au lendemain d'une nuit particulièrement glauque et brumeuse.
Comme
les autres survivants, Février a toujours déclaré que Canut Père avait été pris d'une crise de désespoir et s'était entaillé le poignet lui-même. Personne ne l'avait agressé dans le seul espoir de se faire disons un petit barbecue. Certains ont cru cette version de l'histoire, histoire par ailleurs si gênante, si choquante, que nul n'avait envie de s'attarder : Mme veuve Canut jamais. Et elle a élevé ses enfants dans la conviction que Février avait tué leur père. Or, les jumeaux, on le devine bien, ne demandaient guère à ce qu'on leur parlât soir et matin du tragique destin de ce père mort trop jeune et dans des circonstances aussi horribles. Mais, très vindicative et donc, nous l'avons déjà indiqué, la raison un peu dérangée, Mme Canut traquait littéralement le malheureux Février et allait droit à lui dans les rues pour l'accuser d'assassinat et de cannibalisme. le malheureux, disait-on, n'en pouvait plus. A tel point qu'il avait mis sa villa en vente et comptait regagner l'Amérique du Sud.
Par un hasard comme il y en a tant - à moins que ce ne soit pas du tout un hasard - Pierre Canut,
le fils aîné, a été vu à la Villa des Mouettes la nuit fatale. Tatine, la servante de Février, serait prête à le jurer sur l'Apocalypse de St-Jean. On attend donc avec impatience le retour du "Centaure", un morutier armé par M. Pissart, l'armateur le plus important de la ville, qui avait pris Canut comme capitaine pour cette campagne. "Le Centaure" était parti à l'aube le lendemain, bien avant que la nouvelle de la mort de Février fût connue.
Pour la justice du coin, il n'y a pas à faire ni une, ni deux. En raison de certains indices, on arrête Pierre Canut qui se contente de son côté de répéter, d'un ton rogue, qu'il n'a tué personne avant de tourner le dos aux policiers et même au juge chargé de l'instruction, le juge Laroche. Quant à son avocat, M° Abeille, Pierre est prêt à lui casser carrément la figure parce qu'il n'a aucune estime pour cet avocaillon commis d'office : pire, il se méfie de lui.
A partir de là,
Simenon nous décrit par le menu les efforts de Charles, le jumeau le plus "faible" physiquement mais certainement le plus doué sur le plan intellectuel, pour débrouiller le sac de noeuds. Autour de lui, des personnages un peu en demi-teintes, comme Jules, le patron du bistrot où travaille Babette, la fiancée du jeune homme. Jules que Charles en viendra un temps à soupçonner ... Car Jules avait eu, jadis, de son propre aveu, une liaison torride avec Georgette, bien avant que celle-ci ne rencontrât Février et quand elle était encore à Fécamp ...
Simenon se plonge jusqu'au cou dans l'analyse du personnage de Charles, trop faible physiquement (il a la tuberculose) pour se maintenir dans le dur univers des marins-pêcheurs, qui doit en conséquence se contenter d'un poste plus humble aux chemins de Fer, qui a toujours adoré son aîné tout en se sentant inférieur à lui (même si l'on pourrait assurer qu'il se trompe et que c'est lui qui est supérieur, déjà de par son intelligence, à son jumeau), qui voudrait bien épouser Babette mais qui doute de l'amour de celle-ci (comment pourrait-elle aimer un être comme lui que, elle ne s'en cache pas à un certain moment, dans le feu de la conversation, elle tient pour un faible ?) et surtout qui se pose des questions à n'en plus savoir.
Questions qu'il continuera à se poser l'énigme résolue - en partie grâce à lui d'ailleurs - car, la vie ayant repris son train-train dès la libération de Pierre, le cercle se reforme : tout le monde admire Pierre et Charles, qui épousera ou non Babette, ne sera à jamais que son ombre.
Un roman à mon sens mineur - même si l'identité des coupables ne déçoit pas, loin de là - et à conserver pour les jours où, en tant qu'inconditionnel de
Simenon, vous avez un petit creux. C'est lent, méandreux, un peu paresseux et typiquement simenonien. C'est à dire que certains détesteront et que
les autres encenseront. A vous de voir. Personnellement, en tous cas, j'ai aimé. ;o)