ISBN : 9782258093577
Extraits
Personnages
On aurait pu aisément sous-titrer ce livre "La Maison des Soeurs Lacroix" tant l'atmosphère pleine de chuchotements et d'ombres de cette demeure cossue est si lourde, si pesante, si effrayante même (je l'avoue, il m'est arrivé de penser plus d'une fois, dans un tout autre genre, cela va de soi, au fameux "
Malpertuis" d'un autre Belge célèbre,
Jean Ray ) qu'elle fait de ce lieu par ailleurs si bourgeois et presque banal un personnage à part entière, une espèce d'hybride qui troque masque sur masque selon les variations de la lumière et les secrets que dissimulent les héros.
Les soeurs Lacroix, Mathilde, l'aînée, et Léopoldine, dite plus simplement "Poldine", se sont toutes deux mariées et, toutes deux aussi, ont eu des enfants. Mathilde, dans un moment d'égarement assez étonnant, a épousé un artiste-peintre, Emmanuel Vernes, et en a eu un fils, Jacques, et une fille, Geneviève. Quant à l'époux de Poldine, à peine a-t-il eu le temps de figurer à son propre mariage qu'il est parti pour un sanatorium suisse : le pauvre était tuberculeux. Leur fille, Sophie, (qui deviendra par ailleurs une représentante particulièrement braillarde du sexe dit faible ) est née deux mois après son départ et, par ces calculs très simples qu'effectue toute femme jalouse, Mathilde a très vite compris que la nouvelle-née n'était autre qu'un rejeton supplémentaire de son propre mari, le bel Emmanuel, avec son sens de la bohême, son béret, ses moustaches élégantes et sa non moins prodigieuse Lavallière - tous des prétentieux, ne trouvez-vous pas, ces Emmanuel ?
Depuis lors, on n'a plus revu Roland, le supposé tuberculeux, Poldine se contentant de lui envoyer régulièrement son chèque mensuel - après tout, elle le lui doit bien . Car après la mort de leur père, celles qui, en dépit de leurs noms d'épouses, resteront à jamais "
les soeurs Lacroix", ont repris l'affaire sans barguigner, Poldine se chargeant de la gestion, des comptes, etc ... et Mathilde veillant sur les enfants et la vie intérieure du foyer.
Dans l'ensemble, tout cela roule bien. Mais les enfants ont grandi ... Très jeunes, ils ont pris conscience des non-dits, des tensions, du mal-être et aussi de la haine, ou plutôt des haines, qui s'épanouissaient dans cette grande maison où ils vivaient pourtant à l'abri des problèmes financiers mais sans relations sociales vraiment sincères. Geneviève s'est réfugiée dans la prière et, depuis des années déjà, demande régulièrement à Dieu et surtout à la Vierge Marie, à laquelle elle porte une dévotion toute spéciale, que "papa, maman, Poldine et Jacques" finissent par fraterniser et par s'aimer. Jacques, lui, doit peut-être à son sexe le désir furieux, formidable, de vouloir à tout prix s'enfuir loin de ce "
Malpertuis" simenonien, emmenant dans son sillage, droit sur Bruxelles et sans doute Paris, Blanche, la cadette du notaire.
Quand j'écris que Geneviève s'est réfugiée dans la dévotion, il serait plus exact que j'ajoute : "et dans la maladie." de santé toujours fragile, elle a des "crises" et, quoique à peine âgée de vingt ans, fait des chutes de plus en plus fréquentes. Elle ne se relève d'ailleurs pas de la dernière, qui a cependant pour cadre le salon familial, et le Dr Jules (une allusion inconscientes aux premières amours estudiantines de celui qui deviendra plus tard le commissaire
Maigret ? ), qui la connaît depuis son enfance, n'a plus grand espoir même si, pour rassurer le père autant que la mère, il fait venir un collègue en consultation.
Et c'est ici que tout se noue et que le Passé choisit de rejaillir à la surface pour éclabousser de toutes sa hargne et ses rancoeurs un Présent qui ne souhaite qu'une chose : qu'on ne remue pas toute cette vase. Ou alors, qu'on attende un peu. Au moins que le prêtre et son enfant de choeur aient apporté les Derniers Sacrements à la petite Geneviève.
Pas de ça, fillette ! Bien qu'il affirme, en se frappant la poitrine avec force lamentations (ou presque), qu'il n'a jamais cessé d'aimer sa fille (d'ailleurs, ne lui laisse-t-il pas toute sa fortune dans un énigmatique testament placé bien en vue dans sa chambre ? ... ), Papa Emmanuel, s'apercevant, comme ça, d'un seul coup et après tant d'années, qu'il a gâché sa vie mais aussi celle de ses enfants, décide d'expier illico en se suicidant sans plus attendre. le plus intrigant, c'est que le lecteur comprend bien - ou croit comprendre ? - que Poldine suspectait son beau-frère et ex-amant de vouloir tous les empoisonner en assaisonnant la soupe du soir à l'arsenic - soupçon que partageait visiblement Mathilde ... Et comme cette scène grandguignolesque avait eu lieu au souper, on avait vu Jacques sortir de là excédé, en claquant
la porte avec l'exaspération d'un homme qui a déjà donné - et de nombreuses fois, encore. A croire que ce n'était pas la première fois que ces dames exprimaient ou laissaient entendre pareil soupçon au beau milieu de la famille rassemblée ...
Bon, une chose est certaine : le suicide d'Emmanuel, les démarches qui s'ensuivent et, en filigrane, les pensées de Geneviève que
Simenon nous restitue avec cet art sublimement noir et sarcastique qui est le sien : "Que se passera-t-il quand Maman restera seule avec tante Poldine ?"
Et c'est alors que, sur un théâtre absolument dévasté par les chuchotements confus et/ou vipérins qui ont survolé la scène autant que par les regards assassins et les gestes ambigus échangés par les personnages, tombe, avec la lenteur douce et sinueuse d'une mue de serpent, l'épais rideau noir de la fin du roman. le tout, ayons la franchise de l'avouer, devant un lecteur à la fois dégoûté et fasciné mais qui se repaît indiscutablement de voir se répandre tout autour de lui la haine lourde, terrifiante et rampante qui, dès leur berceau, a présidé aux relations entre "
Les Soeurs Lacroix." Elles n'ont jamais vécu, n'ont jamais pensé, n'ont jamais assené ou encaissé un coup que dans leur intérêt personnel. Plus unies que des jumelles, elles n'ont jamais existé que pour elles et elles ne mourront que pour et par elles. Les optimistes songeront à une fin misérable, la plus forte - laquelle des deux, au fait ? - précédant de peu la plus faible dans la mort. Quant aux pessimistes, ils penseront à un bouillon d'onze heures préparé le même jour l'une pour l'autre sans parvenir, là non plus, à savoir laquelle avalera en premier la cuillerée fatale ...
Un roman haineux, oppressant, à déconseiller aux cardiaques et aux paranoïaques, un roman d'un sadisme très particulier, où l'auteur se régale à révéler toute l'histoire à son lecteur par petites touches ricanantes et glauques. Oh ! certes,
Simenon a fait plus glauque mais, croyez-moi et jugez-en vous-même : en cette catégorie, "
Les Soeurs Lacroix" occupe une place des plus honorables au palmarès de ses meilleurs romans noirs. ;o)