Fabuleux document ! La vie dans un shtetl polonais à l'aube du 20ème siècle, racontée par la mémoire d'un fils et petit-fils de rabbin.
Une mémoire d'une précision et d'une ampleur phénoménales, quand on pense que beaucoup de ces souvenirs datent de la petite enfance de l'auteur.
Cette enfance s'est partagée entre la maison paternelle et, pendant les mois d'été, celle du grand-père maternel. Deux foyers aussi différents que possible. Celui, triste et pauvre, de son père, rabbin - sans titre officiel car n'ayant pas les diplômes nécessaires – dans un « trou perdu », et la grande maison, pleine de vie, de son grand-père, rabbin érudit et unanimement respecté, à Bilgoray.
Un père gentil, affable, mais naïf et passionné uniquement par l'étude des textes sacrés, s'en remettant à Dieu pour la subsistance de sa famille. Une mère patiente, mesurée, mais lucide et intelligente, qui s'ennuie dans le shtetl où son mari la fait vivre.
Et l'enfant, fasciné par tout ce qui se passe à l'extérieur du foyer familial et de l'école talmudique, observateur des animaux et de la nature, encore davantage des faits et gestes des membres sa communauté.
Tout ce monde des Juifs ancrés dans leur religion et leurs traditions. Ancrés et cramponnés.
Ce livre, c'est la découverte d'une culture et d'un peuple dont je ne connais que les agressions qu'on lui a fait subir. Une culture très typée, souvent pittoresque, sous l'influence constante, à toute heure du jour et de l'année, de ce que la religion permet ou interdit.
Mais déjà, (ou faut-il dire encore et toujours) l'hostilité des goyim, les menaces de violences et les pogroms avérés, comme une prescience de la catastrophe qui menaçait.
Pourtant l'auteur ne vivra pas assez longtemps, ni pour terminer son grand-oeuvre - ces mémoires - ni pour apprendre ce qu'il était advenu dans les camps d'extermination.
Le traducteur a réussi magnifiquement à restituer la vie, les couleurs de ce monde disparu, le pittoresque des caractères, et la spontanéité et la vivacité de l'enfant que l'auteur remémore.
Il éclaire aussi, dans une postface passionnante « la constante complexité » de l'ouvrage, et le recul qu'il autorise sur ces souvenirs d'enfant donne une perspective magistrale à ce livre pourtant interrompu.
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Toute sa vie elle avait été en révolte contre la grandeur de son mari que son père, un notable, avait acquis contre une grosse dot quand elle n’était encore qu’une petite demoiselle de douze ans. Elle qui n’était qu’une simple Juive qui, sauf prier, dire les « tekhinès » et rédiger une lettre dans un yiddish plein de fautes, ne connaissait rien de rien, son mari l’écrasait par son érudition, son intelligence et son austérité masculine. Elle lui en voulait surtout de son mutisme. Mon grand-père n’échangeait littéralement pas un mot avec la vive petite femme qui lui avait donné une demi-douzaine d’enfants.
A propos de ce bonhomme, on racontait dans la bourgade une histoire curieuse : quand on l’avait reçu comme abatteur rituel on lui avait également demandé d’apprendre à circoncire. Mais Reb Hénekhl qui abattait très facilement un bovin redoutait de s’approcher d’un enfant avec le couteau du circonciseur ; on l’avait donc fait s’entraîner avec du persil. Mais il était si effrayé qu’il n’avait pas osé toucher au persil…
- Ah, Juifs, je n’ai pas le courage… disait-il d’un ton plaintif.
Des plaisantins l’appelaient Reb Hénekhl Persil. Mais Reb Hénekhl niait toute l’histoire.
- Savez quoi ? Ridicule ! murmurait-il.
Je payais cher mes heures passées dans les vergers. Pires encore que les sermons de mon père étaient les réprimandes sèches et raisonnables de ma mère (…) Mais il valait la peine d’affronter toutes les punitions pour les journées lumineuses et bonnes dans les vergers, pour les nuits de satin noir, brodées de millions d’étoiles, dans lesquelles je sentais le secret du monde, de la vie et de l’existence.
Comme la plupart des gamins juifs de maisons pieuses, j’ai pendant un certain temps tremblé devant les chiens en qui je voyais des ennemis d’Israël. Tout comme les jeunes goyim, les chiens ne pouvaient souffrir les longues basques des Juifs, et j’étais sûr que la haine canine des Juifs était quelque chose d'éternel, d'immémorial ;
Plus fort que tous priait mon grand-père, bien que ce fût un misnaged et un parlant peu, il entrait en extase au moment de prier, particulièrement le vendredi soir. Il priait avec ferveur, avec jouissance, comme si un surcroît de force lui venait des prières, de la synagogue, de la pieuse communauté des prieurs dont il était le pasteur. Les chefs de famille de la synagogue, pour la plupart des gens pauvres, des artisans, parce que les richards et les hassidim priaient pour la plupart dans leurs propres oratoires hassidiques, regardaient avec orgueil leur rabbin qui n’allait jamais prier nulle part ailleurs mais priait selon le rite ashkénaze à la synagogue, dans leur synagogue à eux, et ils s’abandonnaient encore plus pieusement à leurs prières du vendredi soir, louant Dieu pour le saint jour du shabbat dont il avait gratifié son peuple Israël.
(misnaged : « résistant » au hassidisme)
Erri de Luca La Fabrique de l'ombre
Erri de Luca --La Fabrique de l'ombre -- Où Erri de Luca, après la projection du film de Robert Bober : "A Mi-Mots : Erri de Luca", parle de son histoire avec Naples -"je dois t'apprendre, après je dois te perdre"-, des arbres qui fabriquent de l'ombre, de la surface, de la profondeur et de Hofmannsthal, de la compagnie des livres, de l'écriture et de la lecture, des langues, le Grec et le Latin, le Français, de l'Anglais et de Harry de Luca, de l'Hébreu ancien et du Yiddish, de Israël Joshua Singer et du Russe, à l'occasion de "Paris en Toutes lettres", au Centquatre à Paris - 7 mai 2011 - Erri de Luca -La Fabbrica dell'ombra - Dove Erri de Luca, dopo la proiezione del film di Robert Bober: "A Mi-Mots : Erri de Luca", parla della sua storia con Napoli, degli alberi che fabbricano dell'ombra, della superficie, della profondità e di Hofmannsthal, della compagnia dei libri, della scrittura e della lettura, delle lingue, del Greco e del Latino, del Francese, del Inglese e di Harry de Luca, del Ebraico antico e del Yiddish, di Israele Joshua Singe e del Russo, in occasione di "Paris en Toutes Lettres", al Centquatre a Parigi - 7 maggio 2011
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