Le Bonheur conjugal
1859
Léon Tolstoï
Court roman de 120 pages, fort méconnu par rapport aux monuments que sont notamment
Anna Karénine et Guerre et Paix. Pourquoi ? Peut-être parce que Tolstoï n'a rien fait pour promouvoir cette oeuvre ; à l'issue de sa parution, il l'a même reniée et décidé de ne plus écrire. Il ne faut pas chercher, il a fait le même coup pour
Anna Karénine, et ainsi de suite de ses fictions
Quand il dit que c'est nul, il faut traduire que c'est très bon, ici c'est même excellent. Ce texte est d'une valeur psychologique hors du commun, je sais pourquoi il dit cela, parce qu'il s'est laissé aller à inspirer l'amour auprès de Valéria Arséniev, une jolie jeune fille du pays issue de l'aristocratie avec laquelle il a eu une idylle et dont il s'est inspiré pour écrire
le Bonheur conjugal. Dans le fond il n'aimait pas vraiment cette jeune fille, et il lui a fait croire indûment qu'il l'aimait. Une correspondance en fait état, superbement illustrée par le travail de
Benjamin Goriely, un biographe.
Pour le reste, je n'en sais rien, peut-être parce que les gens sont cons et moi avec ; peut-être que c'est de l'ordre du tropisme, comme le montrer toujours en patriarche alors que sa vie fictionnelle ne fut pas tardive, bien au contraire ! Donc, il eut l'impression qu'il avait mieux à faire que de raconter cette distraction d'une futilité sans nom qui n'intéressait que lui. Comment cela pouvait dans le fond intéresser le public ? Ce n'était que niaiseries et vanité. Mais ça c'est la valeur morale qu'il attachait à la chose, uniquement cela, après un énième examen de conscience auquel il se livrait chaque jour depuis une dizaine d'années.
Tolstoï va sur ses trente ans, cherche à fonder un foyer et voit bien qu'il n'est pas prêt alors qu'il est en âge de l'être. Son avenir, il le cherche. Il a à se remettre de ses années dissolues qui ont marqué sa jeunesse. Quand il se mariera quatre ans plus tard avec Sophie qui va lui apporter l'équilibre qu'il recherche et lui permettre de créer les deux monuments de la littérature mondiale déjà cités, il notera dans son journal qu'il n'était pas toujours sûr de ses intentions, le doute planait encore. Mais je pense qu'il y avait là quelques maladresses, il disait des choses qu'il ne voulait pas dire dans le fond. Ce doute était un doute existentiel lié à une vie tourmentée ; les ténèbres remontaient à la surface, des êtres chers partis trop tôt, beaucoup trop tôt lui manquaient ..
Je peux comprendre que Tolstoï aspirait à quelque chose de plus grand dans la vie, que celle-ci ne se résumait pas à des amusements frivoles. Mais que savait-il faire d'autre dans le fond à part écrire avec génie dont il a conscience bien entendu. Il va alors se démener comme un beau diable pour d'abord optimiser son grand domaine de mille hectares et de mille moujiks, il va créer une école pour les enfants des moujiks, diriger des revues éducatives, il va être juge territorial pour régler les litiges fonciers entre propriétaires et moujiks libérés du servage, en bref donner un vrai sens à sa vie.
Mais tout cela est sans compter sur cette force incroyable qu'il a au bout de sa plume proverbiale qui va l'enrichir toute sa vie, activité incessante s'il en est. Tolstoï n'était pas du genre à vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tuée. Une fois seulement il se fera prier, c'est pour
Les Cosaques qu'il avait dans ses tiroirs qu'il ressortira quand il s'estimera prêt, c'est-à-dire en pleine époque de son mariage : il avait besoin d'argent frais. Hormis cela, sa relation avec son éditeur concernant ses projets littéraires était d'une absolue parcimonie. Pour
le Bonheur conjugal, il en dit couic comme le reste, il se met au travail dans l'ombre de son bureau à Iasnaïa Poliana où vient juste l'égayer un rossignol à sa fenêtre et des mois plus tard, il en sort une pépite, comme le reste, comme il l'a toujours fait.
Le récit :
D'entrée, ce livre comporte des prouesses formelles ou des bizarreries fort heureuses : le narrateur est une femme, la protagoniste, la toute jeune Maria Alexandrovna du roman qui est prise comme un cobaye de laboratoire entre les mains du rustre Serge mikhaïlytch de vingt ans son aîné, une sorte de célibataire endurci qui a raté son affaire. Où a-t-il pu bien se fourrer le rural mal dégrossi avec cette jeune fille issue de la noblesse rurale qui est fort belle dont il connaissait juste le père ? L'oeuvre n'est pas un sérieux démenti aux accusations de misogynie dont Tolstoï fut l'objet, c'est juste un pied de nez à ses pourfendeurs : il s'en amuse !
Nous sommes avec Maria dans son univers intérieur, totalement. Autre originalité de ce roman, il commence par un mariage et se termine par.. je vous laisse deviner ! Ce n'est donc pas à faire de ce livre un cadeau un jour de noces ! Comme il vaut mieux éviter une représentation des Epoux Arnolfini de Jean van Eyck en pareille occasion !..
Le Bonheur conjugal est véritablement une variation sur le thème du mariage. Son auteur ne perd donc pas de temps pour nous mettre dans l'ambiance, fort de ses doutes sur les vertus infinies du mariage où rites et cérémonies ne manquent pas, mais qu'en est-il au fond, si ce ne sont bien souvent que mensonges et tromperies, c'est presque de l'acrimonie, voire une ironie sardonique que de voir Tolstoï se prêter à ce jeu alors que quatre ans plus tard, il va se marier avec la femme de sa vie tout entière, à quelque chose près. Contrairement à ce que j'ai pu lire sous la plume de critiques, ce n'est pas une mise en bouche de son union avec Sophie, comme si elle allait préfigurer son ère d'homme rangé. Les affaires sont distinctes. Maintenant, est-ce que
le Bonheur conjugal préfigure sa grande fresque sur l'amour passion en opposition à l'amour platonique avec
Anna Karénine, il n'est pas interdit de le penser !
Une des scènes culte du livre est quand le protagoniste consent à sa femme de monter à Petersbourg pour la sortir de son ennui lié à la vie maussade de la campagne, d'aller au bal puisqu'elle veut danser et qu'elle va être l'objet de toutes les convoitises . On se demande ce qui peut bien pousser le mari à pareille idée quand on sait pertinemment qu'elle ne sera pas sans conséquence dans la vie du couple. Il y a là une forme de machiavélisme à précipiter les situations qui ne sont en fait que la manifestation la plus naturelle de causes qui ne le sont pas dans cette vie de couple qui commence à se barrer en sucettes.