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EAN : 9782213686363
368 pages
Fayard (08/04/2015)
4.45/5   28 notes
Résumé :
Roman traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton

Le héros, Arséni, naît en 1440 près du monastère Saint-Cyrille du lac Blanc et meurt en 1520 au terme d’une longue vie qui le conduit de son lieu de naissance à Pskov, puis jusqu’à Venise et Jérusalem, avant de le ramener à son point de départ. Ses dons de guérisseur lui valent partout où il séjourne une grande renommée et pourraient lui assurer honneurs et fortune. Mais, ayant involontairement ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (11) Voir plus Ajouter une critique
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"Le temps ne s'incline pas devant nous, mais nous devant le temps."
(proverbe russe)

On fait un grand saut dans le temps, en ouvrant cet étonnant livre...
Dans le temps, mais aussi dans l'espace, pour nous retrouver presque physiquement dans un monde oublié depuis longtemps, sorti tout droit des tableaux de Mikhaïl Nesterov.
Euguéni Vodolazkine est historien, spécialiste de la Russie médiévale, mais il s'aventure parfois avec brio dans le monde de la fiction, et ses romans ont déjà récolté plusieurs prix intéressants.
Tandis que le moyen-âge européen nous est relativement familier et déchiffrable, l'ancienne Russie semble être un lieu mythique, avec les légendes de ses bogatyrs et de ses saints, et ce n'est pas pour rien que l'écrivain a conçu son récit sur un homme d'exception - guérisseur "miraculeux" et "fol en Christ" - dans un style presque hagiographique. "Les quatre vies d'Arséni" est une sorte de chronique vivante des événements qui auraient pu inspirer plus tard les peintres d'icônes.

Nous sommes dans la région du Lac Blanc, loin dans l'histoire. C'est le jour de Saint-Arséni, le 8 mai de l'année 6948 depuis la création du monde, et 52 ans avant sa fin prévue selon la croyance orthodoxe... ce qui correspond à l'an 1440 depuis la naissance de notre sauveur Jésus Christ.
Dans le village de Roukino, près du monastère Saint-Cyrille, naît un petit garçon. le septième jour après sa naissance, il sera baptisé d'après le saint - Arséni.
Le moyen-âge est sans pitié, mais il est encore plus cruel envers les nouveau-nés. Peu survivent à leur premier hiver. Arséni fera partie des chanceux, et plus encore. le Destin a prévu pour lui un chemin particulièrement long, et particulièrement mouvementé.
Son grand-père lui enseignera, entre autres, le pouvoir des plantes, mais Arséni possède aussi un don... un don qui le rendra célèbre, mais qui ne lui permettra pas de sauver Oustina, morte par sa faute. Toute sa vie il cherchera le véritable sens de son existence : en guérissant les malades, en se dépouillant de tout, en cotôyant les riches, les pauvres, les savants étrangers, les saints, les fous et les damnés . de Roukino à Pskov, de Pskov à Venise et à Jérusalem, et de Jérusalem à Roukino, la boucle sera bouclée par la rencontre avec Anastassia au prénom plus que symbolique. La mort dans le roman est à la fois très réelle, et très illusoire.

Le cheminement terrestre et spirituel d'Arséni, traduit par ses quatre métamorphoses, permet à Vodolazkine de peindre des images fascinantes du monde qui n'est plus. Les scènes denses, colorées, émouvantes et terrifiantes du moyen-âge russe, européen et oriental s'animent littéralement sous ses mains, malgré le fait qu'il qualifie son livre de "roman non-historique".
Les temps ordinaires, troublés régulièrement par les épisodes de peste qui fauche les villages entiers, dépeuple les villes, touche les mendiants comme les boïars. Superstitions et obscurantisme, qui marchent main dans la main avec l'éternel désir humain de comprendre. Guérisseurs, charlatans et mystiques, popes et yourodivys ; signes de la volonté divine sous forme de prodiges - le lecteur ne peut vraiment pas se plaindre de manque de "couleur locale" sur la palette, ni de sa plongée dans la perception du monde où la vie et la foi étaient si étroitement liées que les miracles devenaient possibles.
Le style de Vodolazkine reste direct et transparent, ce qui permet de ne pas perdre le fil de la narration passablement étoffée, mais tout ceci n'est qu'un point d'appui qui soutient les inévitables questionnements sur le temps qui passe, sur notre mission terrestre et sur notre place dans L Univers. L'épreuve douloureuse d'accepter la perte d'un être cher, et la foi irréductible en une nouvelle rencontre quelque part dans un autre espace/temps, serpentent à travers le texte comme un ruban mélancolique. Ce dépassement du cadre médiéval permet de maintenir nos connexions neuronales en activité permanente par des passages quelque peu provocateurs, ainsi que de comprendre cet ingénieux terme "non-historique".
Vodolazkine s'y prend en filigrane, et avec un certain humour qui m'a fait penser à Boulgakov. La linéarité du temps ne le préoccupe pas plus que cela, et le présent court par moments avec le futur dans le même couloir à sens unique. Les remarques du narrateur omniscient sur le "moyen-âge", les glissements spontanés dans la langue archaïque, les visions du futur lointain de son ami italien, ce précurseur de la Renaissance obsédé par les calculs de la fin du monde, les objets qui semblent s'être égarés entre les époques... tout cela n'amollit pas la consistance du livre, au contraire, cela fait appel à l'attention du lecteur, de moins en moins déstabilisé et de plus en plus ravi.

Le roman situé dans une époque historique bien précise devient alors curieusement atemporel, et par son message universel il reste intemporel.
"Le temps est l'image mobile de l'éternité immobile", disait Platon ; Ambrogio dans le livre pense même que le temps n'existe pas. En supposant qu'il existe, est-ce qu'il est linéaire et irréversible, cyclique, comme le pensent les bouddhistes, ou est-ce qu'il se déroule en spirale, comme l'affirme le sage starets Innokenti ? Nous changeons avec le temps, et en regardant les vieilles photos, on a parfois l'impression que ce "moi" d'autrefois est déjà devenu quelqu'un d'autre... tout comme Arséni en se rappelant ses "vies" passées.
Quoi qu'il en soit, l'histoire est mémorable ; un petit trésor dissimulé sous le gros matelas du mainstream.
5/5, on ne croise pas un tel roman tous les jours.
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Bien que situé en Russie vers la fin du Moyen Âge tardif et s'inspirant directement de la vie de saints du calendrier liturgique orthodoxe, dont Saint Cyrille du Lac Blanc, mort en 1427, treize ans avant la naissance de son personnage central, Les Quatre Vies d'Arséni se révélera toutefois, contre toute apparence, un roman fondamentalement «non-historique»! L'auteur, pourtant lui-même historien et médiéviste reconnu, sera d'ailleurs le premier à le revendiquer ouvertement.

À juste titre !

Absolument libre, en effet, de la plupart des codes auxquels le roman historique nous a habitués, c'est plutôt par une immersion complète de la voix de son narrateur dans la vision du monde de l'époque retenue , en dehors de toute approche classique dans le genre, analytique ou pédagogique, aussi par une contextualisation de l'intrigue à partir de la mentalité même, ainsi que des croyances religieuses de ses protagonistes, enfin par une conformité à certaines modalités d'accès à la connaissance et de traitement de la matière littéraire en vigueur au Moyen Âge, que le roman trouve toute son originalité, provoquant une adhésion immédiate et incontestable du lecteur à son univers.

Brillant !

L'aspect qui paraît donc le plus surprenant serait en fin de compte la facture même, inouïe et captivante de ce roman qui a remporté le prix du Grand Livre russe (Bolchaïa Kniga) en 2013.
À la fois empreint de cette naïveté et du caractère merveilleux qui abondent un nombre considérable de chroniques médiévales et cohabitent en même temps sans problème avec une vision de la réalité matérielle du monde, tout en reposant sur une substrat littéraire ambitieux, aussi romanesque et épique, qu'intellectif et abstrait, l'ouvrage réunirait, en un alliage parfait, les connaissances de fond d'un chercheur médiéviste confirmé et une démarche purement littéraire permettant l'accès à une autre forme de connaissance, de l'intérieur, globale et intuitive, non seulement du Moyen âge tardif russe, mais aussi en lien étroit avec les spéculations métaphysiques qui le traversaient, questions universelles et intemporelles dont, par ailleurs, l'épaisseur reste à ce jour infrangible, malgré le très haut degré de développement scientifique et technologique atteint dans ce nouveau millénaire...

Extraordinaire !

Par ce grand plongeon en apnée dans la Russie du XVe siècle, à un moment où l'apogée de l'héritage byzantin coïncidait avec la naissance d'un État centralisé et d'un sentiment national sur le point d'accorder les contours définitifs au mythe collectif d'une «âme russe» éternelle, Evguéni Vodolazkine entraîne ainsi son lecteur, de manière tout aussi saisissante, à un second niveau, à une autre dimension, intemporelle, donc, plus large et universelle, dans laquelle «les évènements qui se produisent ne sont plus dépendants du temps». Au coeur même d'une quête spirituelle, au-dessus duquel pourraient planer par moment dans l'esprit du lecteur, à leur tour étrangères à une conception temporelle limitée à une plate succession chronologique, l'ombre d'autres icônes qui, à l'instar de son Arséni, se déploient elles-aussi hors temps et espace, tels les abbas, pères du désert palestinien ou Thérèse d'Avila, Simone Weil ou Rûmi, pour ne citer que celles-là...

Transcendant !

Né en 1440, près du monastère fondé par Saint Cyrille du Lac Blanc, élevé par son grand-père au prénom emblématique de «Khristofor», qui lui transmettra sa connaissance des plantes et ses dons de guérisseur par imposition des mains, à chacune des quatre étapes du long parcours de sa vie, faites de connaissance et d'auto-connaissance, d'expansion et de renoncement, de pérégrinations à travers le monde de son époque et de retour aux sources, d'expiation et, enfin, de repos, Arséni, personnage inoubliable, à tour de rôle amant et pécheur, médecin et fol-en-Christ, pèlerin et ermite, évoluera au milieu de guérisons miraculeuses et d'apparitions, d'épisodes de métempsycose et d'inédie, de télépathie et de prophéties, de lévitation et de téléportations, sans jamais perdre, aux yeux du lecteur, son caractère tangible, proche, humainement dense et touchant.

Prodigieux !

Extraction à froid d'huiles qui nourrissent depuis la nuit des temps aussi bien des visions mystiques, des réflexions philosophiques ou, plus proches de nous, les recherches actuelles de la Physique quantique – et parmi lesquelles la discontinuité du temps, la simultanéité des évènements, le principe de permanence immanent aux molécules élémentaires de la matière («Deus conservat omnia») auront une place importante - c'est, du côté de son auteur aussi, par une sorte de dénuement volontairement recherché vis-à-vis de sa «science infuse» , à l'image de celui qui alimente la quête de son personnage central, par un renoncement à des artifices susceptibles de cacher l'apparence d'invraisemblance des faits narrés, par l'effort de les déshabiller de toute logique extérieure à leur facticité et à leur ipséité que ce roman touchera naturellement à quelque chose d'essentiel.

Pour conclure, n'ayant plus d'adjectifs en stock, il ne me reste plus qu'à sortir toutes les étoiles que j'ai dans ma besace : un «cinq étoiles» pour ces «quatre vies», la cinquième consacrée exprès au plaisir que cette lecture apporte, car, comme l'ont bien fait remarquer avant moi les deux chères instigatrices de celle-ci – à savoir, les bibliques Suzanna ( Bobby_The_Rasta_Lama) et Maria (mh17) – Les Quatre Vies d'Arséni reste avant tout, il ne faut pas l'oublier, un roman prenant, comme on les aime!



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Les Quatre Vies d'Arseni (2012) est un très beau roman, qui semble enluminé d'icones. L'auteur Evgueni Vodolazkine est docteur en philologie et grand spécialiste du Moyen-Age. Son livre raconte le long cheminement terrestre et intérieur d'un guérisseur russe du XVe siècle. C'est un roman d'aventure passionnant, fluide, sans aucune difficulté de lecture, grâce à la traduction remarquable d'Anne-Marie Tatsis-Botton. C'est aussi un roman formidablement interessant sur la vie matérielle, intellectuelle et spirituelle au Moyen-Age. Et puis c'est un roman métaphysique intemporel sur la place toute relative de l'Homme dans le Temps et le sens de l' existence.

Le roman est structuré en quatre livres (La Connaissance, le Renoncement, le Voyage, le Repos). A chaque étape, le héros change de nom (Arseni, Oustin, Ambrogio, Lavr). Il avance dans l'espace mais il retrouve aussi des expériences similaires, réelles ou rêvées. Pourtant Arseni vieillit et cherche les clés qui lui permettront de sortir du repentir. A la fin, toutes ses vies sont réunies. Il est libéré du piège du Temps. Il accède à la vie éternelle.
L'écriture décloisonne aussi les différentes langues. On passe sans transition de l'imitation du langage médiéval médicinal ou hagiographique qui semble sortir d'un vieux grimoire enluminé au dialogue moderne bassement trivial et amené à se démoder ; du récit historique dûment daté aux péripéties merveilleuses ; du récit d'aventures aux considérations métaphysiques saupoudrées d'humour.

Résumé :
Dans une Russie ravagée par la peste, Arseni est élevé à l'écart du monde, près d'un cimetière par son grand-père Khristofor qui lui apprend les secrets des plantes, mais aussi la lecture. Ses dons de guérisseur et son courage lui valent partout où il séjourne une grande renommée et pourraient lui assurer honneurs et fortune. Or à la mort de son grand-père, il décide de vivre seul et retiré du monde. Mais son destin est bouleversé par la rencontre avec la jeune orpheline Oustina qui s'est réfugiée dans sa masure. Elle tombe enceinte mais par peur des reproches de la communauté, ils ne se marient pas. La jeune femme meurt en couches avec son enfant dans d'atroces souffrances, sans avoir reçu les saints sacrements. Toute sa vie Arseni se sentira coupable, et vivra son repentir sous plusieurs formes.
Toujours il tentera de faire le bien au nom de Oustina, son amour. Il traversera bien des expériences belles ou cruelles chez les humbles et les puissants, il rencontrera des fols en christ et des prophètes de la fin du monde. Il effectuera un long pèlerinage jusqu'à Jérusalem en compagnie d'Hugo le Franciscain juché sur un âne récalcitrant et du moine italien Ambrogio qui a le don de prophétie et qui veut connaître la date précise de la fin du monde. Arseni découvrira l'amitié, la cruauté, l' injustice. Il retournera en Russie, deviendra finalement moine et se retirera dans une grotte où il rencontrera une femme enceinte. La boucle sera bouclée.


J'ai dévoré ce roman très riche qui sort résolument de l'ordinaire. Je poursuivrai l'exploration de l'univers Vodolazkine avec Brisbane.
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Un livre extraordinaire selon la définition commune: qui étonne, suscite la surprise ou l'admiration par sa rareté, sa singularité

L'histoire se passe dans l'ancienne Russie.Au centre du récit se trouve le destin d'Arseni, un médecin du Moyen Âge. Il vivra quatre vies différentes sous 4 identités .
Comme l'écrit Evgueni Vogolazkine, c'est un roman non historique sur un lointain passé qui parle du présent
Arsenni est élevé par son grand père Kristofor , thérapeute, botaniste, mystique.Ses parents sont morts de la peste, une maladie qui aura une importance primordiale
A la mort du grand-père,Arsenni devient vite un médecin réputé qui soigne les corps et les âmes.Une vie frugale , une foi de tous les instants
Arseni va pouvoir s'appuyer sur une amour humaine. C'est Oustina. Leur amour fou sera de courte durée et Arsenni ne se pardonnera pas la mort d'Oustina
Il continue de parcourir les chemins difficiles de Russie du Nord.Impossible alors de ne pas penser aux plus grands :Dostoievski et le staretz Zosime des Frères Karamazov, Tolstoi ou Gogol
Arrive la rencontre avec Ambrogio, un jeune italien cultivé,visionnaire , obsédé par la fin du monde qui, dans la calendrier orthodoxe, est prévue en 1492
Ambrogio et Arseni vont alors partir pour un long voyage mais je n'en dirai pas plus sous peine de dévoiler toute la richesse de ce livre foisonnant et plein de péripéties
Vous l'aurez compris : c'est de la très grande littérature
Arseni saura toujours associer l'horizontalité d' un voyage mouvementé avec la verticalité spirituelle ,élément primordial de son parcours
Ce livre e est trop complexe et trop riche pour se résumer en quelques lignes
Je dirai simplement que c'est aussi un formidable roman d'amour éternel
Lisez ce livre ambitieux et fort qui vous amènera bien au delà d'une simple histoire médiévale
Merci à Masse critique et les Éditions des Syrtes pour la découverte de ce passionnant et brillant roman







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La lecture de ce roman est un enchantement. Mais il ne sert à rien de le dire si l'on ne donne pas ses raisons, et l'envie aux autres de le connaître. A première vue, "Les quatre vies d'Arséni" (le titre russe est simplement Lavr, le dernier nom du héros quand il prend l'habit monastique) est un roman historique de bonne facture, bien fait et bien pensé. Les personnages ne sont pas des modernes en costumes d'époque, comme chez Rachel Kadish ; la vieille Russie du XV°s est restituée dans sa splendeur naturelle, je veux dire la forêt, les saisons, la vie des hommes non loin du Lac Blanc. Les évocations de la forêt, en particulier, sont sensuelles, charnues, vivantes. Enfin, la vie du héros, de son enfance à sa mort, est pleine d'intérêt, de rebondissements et de variété, puisqu'il ira de son Lac Blanc natal jusqu'à Jérusalem, et retour. Comme il se doit enfin, la grande politique, les princes et puissants de ce monde, ne figurent qu'en arrière-plan, comme des ombres lointaines. En somme, la forme du roman historique inaugurée par Walter Scott semble fonctionner parfaitement, pour notre plus grand plaisir.

Cependant, une indication générique dans le sous-titre doit faire dresser l'oreille : "roman non historique". Evguéni Vodolazkine est un historien spécialisé dans le Moyen-Age russe. Il estime que si l'écriture de l'histoire permet d'étudier rationnellement l'homme, la littérature permet de l'étudier émotionnellement. Ce qui n'est pas historique, donc, ce serait la vie affective du héros. Mais allons plus loin : Vodolazkine s'amuse à placer, bien en évidence, des anachronismes volontaires et ironiques qu'un romancier historique éviterait. Par exemple, un personnage dit incidemment que tel endroit de Pskov s'appellera au XX°s "Place Komsomol", l'auteur parsème son récit de remarques distanciées sur "le Moyen-Age", et enfin invente un personnage italien, ami de son héros Arseni, doué du don de prophétie. Cet Italien voit littéralement des événements qui se produiront des siècles plus tard, ce qui ajoute au livre une touche de bizarrerie et de drôlerie. En bons croyants du XV°s, les personnages sont persuadés que la fin du monde est proche, prévue pour l'an 7000 selon le décompte orthodoxe byzantin du temps. Et le personnage italien, malgré ses visions prophétiques, est obsédé lui aussi par la fin du monde et la nature du temps. Donc nous sortons de l'histoire telle qu'elle se présente dans le roman historique classique, par l'eschatologie et par la prophétie, mais aussi par des intuitions et meditations sur la relativité du temps, voire sur son inexistence.

Enfin, le héros de ce roman "non historique" est un héros chrétien, pour qui le monde matériel et le monde spirituel ne sont pas séparés. Grâce au talent de Vodolazkine, nous voyons le monde comme le voit Arséni, sans nous étonner du tout des miracles, du passage des anges, et autres phénomènes que le moderne trouverait surnaturels. Grâce au talent de Vodolazkine, le temps de la lecture, nous ne doutons pas plus de l'existence de Dieu que de celle de notre voisin ou de l'herbe qui pousse. On est ainsi transporté dans un univers véritablement parallèle, que nous, modernes, ne connaissons plus, où communier est véritablement manger Dieu, où une imposition des mains peut guérir si elle est faite par un saint homme sur un malade qui croit. Plus d'une fois, j'ai pensé à la vie de Saint Séraphin de Sarov, cet ermite russe qui vécut dans la forêt à la fin du XIX°s, guérisseur, ami des ours, faiseur de miracles et prophète. Par ricochet, le roman fait souvent écho au Synaxaire (recueil des vies des saints orthodoxes). Ce recueil contient des vies de saints dits "anargyres" (en grec, sans-argent), médecins compétents qui guérissaient gratuitement les malades, par leurs médicaments et par leur prière. Ainsi Côme et Damien, Panteleïmon et Hermolaos, etc ... Or Arséni est, dans une de ses vies, un véritable anargyre, un médecin gratuit des pauvres, avant de devenir dans une vie suivante un "fou-pour-le-Christ". Ces "fous", vagabonds mystiques, tentaient d'imiter la vie du Sauveur incarné en allant au devant de la misère, et des mépris, des crachats, des insultes des gens comme il faut. Cette forme de sainteté n'existe que dans l'orthodoxie russe, à ma connaissance. La vie spirituelle présente dans le roman nous fait sortir de l'histoire, car ces expériences mystiques échappent au temps linéaire de l'histoire.

En 2019, l'auteur a obtenu pour son oeuvre le prix Soljenitsyne, ce qui en dit long sur son ancrage dans la culture russe la plus authentique. Voilà en quels termes son éloge est formulé (source Wikipédia) : "Pour la combinaison organique des traditions profondes de la prose spirituelle et psychologique russe avec une haute culture philologique, pour un style d'écriture inspiré..."






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Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
Avant de se coucher, le garde Vlassi demanda aux voyageurs s'il y avait vraiment des hommes à têtes de chien. Le garde était jeune et aimait les conversations instructives.
Quand il voyageait à l'est de la Russie, dit Ambrogio, le moine italien Giovanni dal Plano Cerpini en a vu. Il les a vus ou on lui en a parlé ; ce qui n'est pas la même chose, bien sûr.
Le marchand Vladislav se racla la gorge et intervint dans la conversation.
Dans le royaume de la Pologne on a vu des gens qui avaient dans l'ensemble forme humaine, mais leur pieds étaient comme ceux des taureaux ; ils avaient une tête humaine mais par le visage ils ressemblaient à des chiens, ils disaient deux mots humains et au troisième ils aboyaient.
Le royaume de Pologne est incroyablement intéressant, dit Ambrogio, on ne peut que regretter d'y passer sans faire de longues haltes.
Et on a vu, continua le marchand Vladislav, des gens aux oreilles si grandes qu'ils pouvaient s'en couvrir tout le corps.
Arséni ne put s'empêcher de regarder les oreilles du marchand Vladislav. Elles étaient de taille respectable, mais il était impossible de s'en envelopper.
Le garde Vlassi demanda :
Et y a-t-il dans le royaume de Pologne des gens qui ne vivent que d'odeurs ? On m'a raconté des choses à leur propos.
Il y a de tout dans le royaume de Pologne, dit le marchand Vladislav.
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Un jour, Ambrogio vint voir Arséni.
C'est le possadnik Gavriil qui m'envoie, dit Ambrogio. Il veut que tu m'accompagnes à Jérusalem. Je pars du principe que la fin du monde n'arrivera pas avant l'an 7000, en 1492 après la Nativité du Christ. Donc, si tout va bien, nous aurons le temps de revenir.
Sur quoi bases-tu tes calculs, demanda Arséni.
C'est très simple. J'identifie les jours aux millénaires, car il est dit dans le Psaume 89 : Car mille ans devant tes yeux, Seigneur, sont comme le jour d'hier.
Comme il y a sept jours dans la semaine, on obtient sept milliers d'années de vie humaine. Nous sommes en 6988 : nous avons encore douze ans devant nous. Pour nous repentir, ce n'est pas peu.
Es-tu certain, demanda Arséni, que nous soyons bien en cette année-là, je veux dire es-tu sûr que depuis la Création du monde jusqu'à présent il se soit écoulé tout juste 6988 ans ?
Si je n'étais pas sûr, répondit Ambrogio, je ne te demanderais pas de venir avec moi à Jérusalem.
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Ambrogio Flecchia arriva en Russie en 1477 ou 1478. À Pskov, où l’avait amené le marchand Férapont, on accueillit l’Italien avec réserve, mais sans animosité. On le recevait comme quelqu’un dont les buts n’étaient pas très clairs. Quand les gens furent convaincus que la fin du monde était son seul intérêt ils se firent plus chaleureux. Beaucoup pensaient qu’essayer de déterminer la date de la fin du monde était une activité respectable, car en Russie on aimait les projets de grande envergure.
Qu’il essaie, dit le possadnik Gavriil. L’expérience me souffle que c’est chez nous que les signes de la fin du monde seront les plus visibles.
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(pendant une peste)
Cette journée lui ôta beaucoup de forces : il n'avait jamais eu à soigner tant de gens à la fois. Dans la dernière maison qu'il visita, Arséni s'endormit à côté du malade. En dormant, il rêva de son Ange gardien qui éloignait de lui la contagion. Il ne repliait pas ses ailes, même la nuit. Arséni s'étonna de sa résistance et lui demanda comment il faisait pour ne pas être fatigué.
Les anges ne se fatiguent pas, répondit l'ange, parce qu'ils n'économisent pas leurs forces. Si tu ne penses pas que tes forces sont limitées, toi non plus tu ne te fatigueras pas. Sache-le, Arséni : seul celui qui n'a pas peur de se noyer peut marcher sur l'eau.
Au matin, Arséni et le malade se réveillèrent en même temps. Et le malade vit qu'il était guéri.
p. 105
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(Aux funérailles du héros, dernière page).
Vous êtes vraiment un drôle de peuple, dit le marchand Siegfried. Un homme vous soigne, vous consacre toute sa vie, et vous le tourmentez pendant toute son existence. Et quand il meurt, vous lui liez les pieds avec une corde et vous le traînez par terre - tout en pleurant à chaudes larmes.
Tu es dans notre pays depuis un an et huit moins, lui répond le forgeron Averki, et tu n'y as rien compris.
Et vous, vous y comprenez quelque chose ? demande Siegfried.
Nous ? Le forgeron réfléchit et regarde Siegfried. Nous, c'est sûr, on n'y comprend rien non plus.
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Video de Evguéni Vodolazkine (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Evguéni Vodolazkine
Dans son "Histoire de l'Île" Evgueni Vodolazkine casse les codes de la chronique historique et donne à réfléchir sur les manières multiples dont L Histoire peut être tronquée, revisitée, retranscrite. Voici comment il parle de la genèse de son roman.
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