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EAN : 9782378561123
144 pages
Verdier (26/08/2021)
4.12/5   918 notes
Résumé :
Syrie. Un vieil homme rame à bord d'une barque, seul au milieu d'une immense étendue d'eau. En dessous de lui, sa maison d'enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973. Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d'un masque et d'un tuba, il plonge - et c'est sa vie entière qu'il revoit, ses enfants au temps où ils n'étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premie... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (177) Voir plus Ajouter une critique
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sur 918 notes
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Quelque peu surprise et déstabilisée par la forme en débutant ce roman, j'ai ensuite été rapidement conquise par la beauté et la poésie de la plume d'Antoine Wauters. J'ai même été saisie par la rapidité avec laquelle je me suis immergée dans ce long poème en vers libres qui décrit le chaos syrien.
Mahmoud, un vieil homme rame à bord d'une barque en bois de pin, seul endroit où il est bien, plonge au fond du lac El-Assad, plongeant ainsi dans ses souvenirs et redonnant vie à ceux qu'il a aimés et perdus.
Essayant d'oublier la guerre qui gronde et l'a anéanti tout comme sa femme Sarah et leurs garçons Salim et Brahim et leur fille Nazafé, pour ne pas se noyer dans un océan de chagrin, muni de son masque et de son tuba, il plonge et s'immerge dans ses souvenirs et c'est sa vie entière qu'il revoit en s'adressant à sa chère épouse à qui il rend un vibrant hommage, l'écriture se révélant salutaire pour fuir la réalité.
Il se remémore ce quotidien simple, naturel empli de petits bonheurs auprès de ses parents, comment il a connu Leila, son premier amour à l'école Baïbba où il enseignait la grammaire avant que sa maison d'enfance comme celle de 11 000 autres familles ne soit engloutie par le gigantesque barrage que fit construire en 1973 le chef d'État syrien Hafez El-Assad. Sans nullement oublier la réalité historique et politique de son pays, qui l'a malheureusement frappé de plein fouet, ce long poème dans lequel reprennent vie également ses enfants tout jeunes fait office d'arme pour le vieil homme, pour tenir à l'écart notamment ses trois années de prison de 87 à 90, où il a subi tortures morales et physiques, mais aussi la répression brutale opérée par le régime lors du Printemps arabe entraînant une guerre civile et toutes les horreurs perpétrées par les hommes de main de Bachar el-Assad, ce timide ophtalmologue devenu un monstre peu après son accession à la présidence de la République.
Ce court opuscule de seulement 130 pages balaie l'histoire de la Syrie depuis la construction du barrage de Tabqa en 1973. Il pourrait être une immersion dans les ténèbres et dans le sang.
Antoine Wauters en allant puiser dans la mémoire de Mahmoud, dans ses souvenirs, ses pensées et ses rêves une forme de résistance à la terrible réalité, en a fait une élégie, un véritable petit bijou !
Je suis ressortie de ma lecture subjuguée par la beauté, la douceur, la tendresse, la délicatesse exprimées dans ce long soliloque et la grande mélancolie qui s'en dégage.
Baignant dans cette splendide écriture, je n'en ai pas moins appris beaucoup sur la Syrie, à commencer par la construction insensée de ce barrage sur l'Euphrate, qui, outre avoir submergé de nombreux villages, a noyé des millénaires d'histoire, même si de nombreuses missions de tous pays sont venues fouiller et en exhumer des vestiges. La région est, en effet, située dans le fameux « croissant fertile », là où les premières formes d'agriculture et d'écriture ont vu le jour, là où sont apparues les premières villes, comme Antoine Wauters l'explique en appendice, dans quelques notes fort instructives et intéressantes.
Des combats ont eu lieu pour le contrôle de ce barrage qui a un intérêt stratégique.
« le barrage fait l'objet d'une lutte incessante.
D'un côté, des fous qui veulent notre engloutissement.
De l'autre, des soldats des Forces démocratiques et de la coalition, qui filent entre les balles afin de colmater les brèches.
Les premiers hurlent, brandissent des drapeaux noirs.
Les autres se cachent et s'aplatissent dans la poussière. »
Et le niveau d'eau ne cesse donc de monter…
Avec Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters, cet écrivain et poète belge s'est remarquablement glissé dans la peau d'un vieux poète syrien offrant au lecteur un texte splendide, riche et dense, un véritable coup de coeur en ce qui me concerne !

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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Dans ce roman écrit en vers libres étourdissant de beauté Antoine Wauters donne la parole à un vieux poète, Mahmoud Elmachi, qui en pleine guerre civile syrienne se remémore son passé en plongeant au dessus des ruines de son village sacré englouti par le lac artificiel el-Assad né de la création du barrage Tabqa dans les années 70. Ce dernier menace de rompre sous les frappes et de provoquer une montée des eaux dévastatrice. Mahmoud s'isole régulièrement dans son cabanon près du lac et de sa barque à la coque bleue plonge dans ses souvenirs nostalgiques. Nageant dans ce monde silencieux, onirique et enveloppant, guidé par sa lampe dans un halo vert et or il rejoint « ce qui s'est perdu ». Ce va-et-vient hypnotique entre profondeurs « Au fond. A l'origine de tout » et surface, entre la violence du monde aérien et la douceur du monde sous marin, entre rêve et réalité, est d'une poésie à couper le souffle. le calme subaquatique décuple sa mémoire sensorielle et fait resurgir les vestiges de son passé. Sous le lac la vie engloutie pulse à nouveau, le « Mahmoud des prairies » avec son « buisson de lumière dans le coeur » ressuscite et retrouve les champs de pastèques et de fleurs de safran, le sentier aux mûres, la maison d'enfance et ses odeurs d'anis, la terrasse du café Farah, et surtout les siens aujourd'hui disparus ou dissidents, la voix et la présence lumineuse de son aimée Sarah, ses enfants partis au combat. Réapparaît aussi un passé plus sombre et moins lointain marqué par la guerre, son emprisonnement, sa solitude « Vieillir, c'est devenir l'enfant que plus personne ne voit ». Dans ce chant d'amour dédié à son pays et aux siens il évoque les terribles exactions du régime dictatorial de Bachar el-Assad et sa kleptocratie obligeant, sous l'impulsion des Printemps arabes, les Forces démocratiques syriennes et de la coalition à se dresser contre lui et Daesh. Au delà du fond ce qui fait la splendeur de ce livre c'est son écriture au lyrisme éblouissant et l'émotion qui s'en dégage. Avec la poésie comme réponse à la barbarie l'auteur livre un sublime message de paix empreint d'une humanité profonde.« Le monde, cette beauté détruite par la peur ».
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Mahmoud Elmachi, un vieux poète syrien, se laisse dériver sur sa barque à la surface du lac el-Assad, celui-là même qui a englouti son village natal et bien d'autres lors de la construction du barrage de Tabqa par Hafez El Assad en 1973. Enfilant masque et tuba, Mahmoud aime y plonger afin d'échapper au chaos de la Syrie de Bachar El Assad…tout en laissant ses souvenirs enfouis remonter à la surface.

Au début, ce roman tout en vers libres peut s'avérer déstabilisant. Outre la forme, il faut s'habituer à la présence de ce vieil homme qui semble perdre le fil de son histoire, qu'il remonte par bribes, tout en parcourant l'histoire de son pays en filigrane. S'accrochant à la beauté des phrases, le lecteur démêle finalement le parcours de ce professeur de lettres emprisonné, torturé et dorénavant seul dans une Syrie en proie à la violence. Au milieu de cette barbarie sans fin résonnent heureusement les mots de ce vieux poète incapable d'oublier…

A travers les pages de cette merveilleuse poésie, c'est toute la souffrance du peuple syrien qu'Antoine Wauters parvient à faire ressortir.
Lien : https://brusselsboy.wordpres..
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Ne vous fiez pas à ce titre qui ne dit rien du trésor qu'est ce livre, tel Charon sur le Styx, Mahmoud dans sa petite barque flotte sur le lac. Tous les jours, il part, enfile masque, palmes et tuba et plonge.
Ce lac n'est pas n'importe quel lac, c'est le lac el-Assad, en Syrie, qui dans la folie des grandeurs de son dirigeant éponyme, a englouti de nombreux villages, y compris le village d'enfance de Mahmoud.
Alors Mahmoud plonge dans ses souvenirs, ses douleurs, son enfance, ses petits et grands bonheurs. Plus il le fait, moins il a envie de remonter à la surface. Comme Enzo, il est de plus en plus appelé par les ténèbres, son rivage, son seul horizon, c'est son village englouti.
Alors Mahmoud plonge dans les eaux sombres, et les bulles de ses souvenirs heureux et douloureux remontent lentement pour éclater à la surface.
Qui est Mahmoud, vieux sage ou vieux fou ?
Mahmoud perd le fil, s'enfonce dans sa solitude et nous livre par bribes ce que fût sa vie d'avant alors qu'il était amoureux, poète, enseignant, plein d'espoir et de vie.
Mahmoud plonge dans le liquide amniotique des mots pour anesthésier sa douleur.
Mais la tâche sombre va peu à peu s'étendre sur Mahmoud, sa tumeur va le consumer à petit feu sous le soleil en ravivant douloureusement son passé. Car la vie n'a pas épargné Mahmoud, la mort en couches de sa première femme Leïla, la disparition de ses enfants nés de son amour avec Sarah, la guerre et ses atrocités, la prison pour avoir cru aux rêves de liberté.
C'est un texte incroyable d'une grande beauté que nous livre l'auteur et poète belge Antoine Wauters, qui mêle à ses vers libres des vers de poésie persane.
Ces vers sur le papier, comme un ressac qui vient s'écraser sur nos doigts.
Le coeur se serre à la lecture des pensées de Mahmoud, des tumultes d'émotions et de sensations nous submergent, la description du pays qui étouffe sous la pression de son dictateur est saisissante. Une ode magistrale et magnifique au peuple syrien, à ses espoirs et ses souffrances.
Un coup de coeur immense !

Les mots comme des filets à papillons
pour nos causes perdues.
Une barque à mi-chemin entre
les mondes.
J'ai écrit.
Je me suis allongé sur le miroir
des mots.
L'eau des mots.
J'ai plongé.
L'écriture comme une barque
entre mémoire et oubli. (p.100)
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Mahmoud ou la montée des eaux est un récit poétique d'Antoine Wauters écrit en vers libres, d'une incroyable beauté. Il nous raconte l'histoire d'un vieillard poète comme je les aime.
Nous sommes en Syrie. Tous les matins, Mahmoud enfile un masque, des palmes et un tuba, plonge dans le lac el-Assad né de la construction du barrage de Tabqa. Dans les années soixante-dix, ce lac a recouvert de ses eaux des villages qui se trouvaient dans la vallée de l'Euphrate... C'est un lac dont les eaux ont recouvert la vie d'avant.
Mahmoud, en plongeant, retrouve sa maison d'enfance, retrouve des souvenirs, ceux d'avec sa première femme. Les sensations vécues dans sa jeunesse remontent à la surface. Une cour d'école lorsqu'il était enseignant, la place centrale d'un village, l'ombre d'un prunier où il faisait si bon de s'assoupir, une maison tout près avec une chambre où il aimait... Peut-être en plongeant voit-il réellement ce paysage submergé à jamais... En tous cas, moi je l'ai vu en plongeant dans ce très beau texte...
Bien sûr un poète de soixante-dix ans aura envie de nous parler de la vie d'avant.
La vie d'avant, c'était quoi déjà ? Comment se souvenir d'une existence quand un peuple a toujours été piétiné ?
C'est une poésie simple et sensible pour dire la souffrance et les atrocités du régime syrien. Vous l'aurez compris, libres sont ces vers, libre est ce coeur épris d'azur, libres sont les mots qui sortent du coeur de Mahmoud, malgré les grillages, les geôles, les coups sur le dos, sur les mains, sur les doigts, sur les parties génitales, libres sont les vers malgré la guerre d'un tyran contre son peuple. Libres sont les mots d'un poète.
Les eaux de ce lac ne sont pas seulement là pour engloutir des villages et des souvenirs. Il y a aussi la perte des siens.
J'ai découvert cette barque si fragile d'où Mahmoud plonge chaque matin... C'est comme si j'étais à ses côtés... Quand il ne plonge pas il est en prise avec le paysage, en prise avec un monde devenu chaotique, et ce monde est celui d'une guerre en Syrie... C'est un monde où le passé et l'avenir s'effacent pour laisser place au chaos, à la destruction, aux bombes russes tombées sur Alep, à l'absence d'espoir...
J'ai éprouvé le mouvement de cette barque fragile dans le mouvement de ces vers libres. La déflagration des malheurs du monde est capable de faire bouger une barque posée sur les pages d'un livre.
Un jour peut-être les souvenirs de Mahmoud seront eux-mêmes engloutis. Il faut qu'il se dépêche de nous les transmettre.

« Mahmoud.
Il faudra que tu rentres, tu sais.
L'eau monte et elle t'emportera.
Elle coulera jusqu'aux plaines de l'Irak, noyant
les femmes et les enfants, emportant les barques
des pêcheurs et le dernier rire des bergers. »

Coudre, découdre les mots, les phrases, le ventre qui écoute la guerre qui vient, la mort est sans doute terrée comme une hyène plus loin là-bas au bord du lac, mais la vie et les mots d'un poète même vieux sont à l'affût comme une citadelle.

« Quels mots pour dire une terre qui survit au massacre de l'enfant ? »

J'écarte les pages, je voudrais venir parmi le vent qui souffle entre les roseaux et capter les mots de Mahmoud sur sa barque.
« Une ville anéantie aux mains de fous », on croirait entendre un cauchemar qui se répète comme un jour horrible sans fin, l'histoire qui bégaie qui se répète de guerre en guerre, avec toujours la même amnésie après...
C'est une barque à mi-chemin entre deux mondes.
Est-ce que ce lac saura dénouer les rêves d'un poète fou ? Est-ce lui le fou d'ailleurs ? Je ne le crois pas un seul instant. Ce sont eux autres les fous, ceux qui font la guerre, tuent les civils, disent après cela que toutes ces images ce n'était que de la mise en scène.
Le monde est tenu encore par des fous, pas nombreux, mais ils n'ont pas besoin d'être nombreux pour faire du mal.
Les mots sont-ils vains devant le malheur ? Je ne cesse de me le demander. de penser l'inverse. D'observer l'inverse de l'inverse. de croire que tout pourra changer un jour. C'est trop tôt sans doute, le monde n'est pas prêt, je voudrais être là pour cet envol...
La lumière est là dans ce roman, je vous assure, elle transperce chacune des pages, aussi sombres que limpides. Elle est une résilience contre le mal.
Mahmoud ou la montée des eaux est aussi un dialogue comme on pousse une barque d'un rivage à l'autre. Un dialogue avec l'être aimée, Sarah.
L'écho d'une autre guerre et de sa barbarie résonne en moi ce soir. Ce sont les eaux d'un lac qui engloutissent des villes, des paysages que je croyais paisibles, des rires d'enfants, des rires de personnes âgées... Ce sont les eaux d'un lac qui pleurent en moi.
Il y a comme une oralité saisissante dans ce texte, une parole qu'on voudrait saisir à notre tour, la transmettre pour ne pas oublier, jamais.
C'est la parole d'un monde abimé, d'un monde détruit, des êtres humains qui détruisent les leurs, ça il ne faudra jamais l'oublier, c'est la folie du monde qui permet cela. Même les bêtes ne savent pas faire cela...
La poésie peut-elle s'ériger comme un rempart contre la cruauté, peut-elle aider à ne jamais oublier ?
C'est une ode bouleversante dédiée aux peuples opprimés. Dédiée à la vie. Merci à son auteur Antoine Wauters d'avoir permis de mettre cette lumière sur cette douleur, tenter de l'effacer, apaiser les blessures, consoler. Aider à espérer aussi...
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critiques presse (4)
Telerama
27 février 2023
De l’entreprise insensée du chef d’État syrien Hafez El-Assad, qui fit construire en 1970 un gigantesque barrage menaçant d’emporter des villages entiers, ce roman sonde les abysses et les répercussions, avec une écriture étale et miroitante.
Lire la critique sur le site : Telerama
Bibliobs
07 juin 2022
La force de ce texte, lyrique mais pas trop, est de faire sentir ce que c’est d’être Syrien dans le bourbier contemporain. C’est un livre comme les aimait Kafka, comparable à « une hache qui brise en nous la mer gelée ».
Lire la critique sur le site : Bibliobs
LeMonde
08 septembre 2021
Centré sur la vulnérabilité d’un homme, ce roman en vers libres n’en impose pas moins une démonstration de force : en s’emparant de la tragédie syrienne, qui apparaît de plus en plus comme le laboratoire de tous les négationnismes à venir, Antoine Wauters prouve que la poésie, loin d’évacuer l’actualité dans les nuées, en éclaire le réel mieux qu’aucune autre forme.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeMonde
01 septembre 2021
Un vieux poète syrien se souvient : le conflit et ses atrocités, l’éloignement des siens. L’écrivain belge signe un superbe roman en vers libres qui réaffirme la puissance des mots pour désigner le Mal.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (249) Voir plus Ajouter une citation
Vieillir, c'est devenir l'enfant que plus personne ne voit.
L'enfant dont on dit qu'il a les cheveux gris. Dont on attend des choses, promesses, gloires et accomplissements, alors que tout ce qu'il souhaite, c'est rester à jouer avec son bâton en regardant tomber la pluie, les mains couvertes de boue.
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(Les premières pages du livre)

Les couloirs verts et or de ma lampe torche

Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
et en dehors des bulles d’air que je relâche parcimonieusement et du plancton tout contre moi, il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïakovski.
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que tu lis les poètes russes.
Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime. Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où mes poèmes nous ont menés l’été 87.
Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois, vécu ensemble sans le moindre tarissement, connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de ma propre vie.
Je n’y arrive plus, voilà.
Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants, ou un frère, ou n’importe qui comptant follement pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson de lumière dans le cœur. On ne peut plus avoir qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule. Et on se sent comme moi depuis tout ce temps : séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple, pour ne pas blesser l’eau.
Ne la blesse pas, vieil Elmachi.
Tout en bas, le minaret de la grande mosquée. Je tourne autour.
C’est si beau !
Des poissons.
D’autres algues, gonflées comme la chevelure des morts.
Les couloirs verts et or de ma lampe torche.
Et, plus haut, comme une aile d’insecte dans le vent,
ma petite barque qui se dandine, ma petite tartelette de bois.
Sans oublier le soleil, qui, même ici, continue de me traquer.
Mon grain de beauté me fait mal, mais je ne suis plus dans la lassitude des choses, ici.
Je suis bien.
Ce n’est pas une distance physique. C’est du temps.
Je rejoins ce qui s’est perdu.
Je rejoins le temps perdu.
À la terrasse du café Farah, cherchant une table libre, je ne trouve que des bancs de poissons.
Ils me fixent un instant, avant de s’éclipser.
Je remonte vers la barque.
Je sauve un papillon.
Tout est là.
Je respire.
Certains jours, il m’arrive de ne pas avoir la force de plonger.
Le vent des regrets souffle trop fort et, assis dos aux combats en repensant à mes années de prison, je comprends mes enfants qui ont pris les armes et sont partis se battre.
Un instant, moi aussi je veux lutter.
Je le veux.
J’en rougis.
Puis je comprends qu’il n’y a plus d’ennemis.
Nous sommes seuls.
Seuls comme dans cette cellule où ils venaient percer mes ongles et pisser sur moi.
Percer mes ongles, pisser sur moi.
Trois ans.
Je ne te l’ai jamais dit comme ça, pardon.
De l’été 87, date de notre retour de Paris, jusqu’à l’automne 90.
Nous avions déjà nos deux fils et notre chère Nazifé.
Tous les jours, ils me faisaient écrire des choses prorégime.
De stupides choses prorégime.
« J’aime notre Président. Sa valeur n’a pas d’égale à mes yeux.
Je n’ai jamais vu un Président aussi sage que le Président el-Assad.
Je n’ai jamais vu un leader comme lui de toute ma vie.
Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui.
Il est le père du peuple.
Il aide les pauvres.
Il est contre l’injustice, contre la corruption, un Arabe authentique.
Chaque fois qu’il y a un problème qui nous menace, il est le seul à porter la nation sur ses épaules, etc. » Je redescends sous l’eau.
Voir ce que ma mémoire n’a pas retenu.
Les arbres.
Les arbres subsistent au fond du lac. Mais il est impossible de les reconnaître. Certains ont conservé leurs bourgeons, de pauvres petits grelots mauves comme des doigts de pieds d’enfants.
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Au début, les premières secondes, je touche toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.
Car j’ai le sentiment de mourir.
J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.
Je fais des battements de jambes.
Le vent souffle fort.
Il parle.
Je l’écoute parler.
Au loin, les champs de pastèques,
le toit de la vieille école et des fleurs de safran.
L’eau est froide malgré le soleil,
et le courant chaque jour plus fort.
Bientôt, tout cela disparaîtra.
Crois-tu que les caméras du monde entier se déplaceront pour en rendre compte ?
Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux, Sarah ?
Qu’importe.
Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.
Tout est loin.
De plus en plus loin.
J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale afin qu’elle ne bouge pas.
Et je palme lentement pour maintenir mon corps d’aplomb.
Je prends ensuite une grande, profonde respiration, et tout ce que je connais mais que je fuis, tout ce que je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le quitte.
Une sensation exquise.
La meilleure.
Bientôt, je coule, je disparais mais je n’ai plus peur car mon cœur s’est habitué.
L’eau me porte, pleine de déchets. Je les ignore.
Des algues mortes.
Je les ignore.
Je ne veux rien voir de la nuit.
Tout est jaune et vert trouble à ces grandes profondeurs. L’eau de plus en plus froide.
Pure.
Si j’éteignais ma lampe, il ferait noir,
et en dehors des bulles d’air que je relâche parcimonieusement et du plancton tout contre moi, il n’y aurait rien.
Je palme encore.
À cet endroit de la descente, je pense à toi dans notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,
en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.
Maïakovski.
Akhmatova.
Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que tu lis les poètes russes.
Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime. Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où mes poèmes nous ont menés l’été 87.
Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois, vécu ensemble sans le moindre tarissement, connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de ma propre vie.
Je n’y arrive plus, voilà.

(Incipit)
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Peu respirer.
Peu dire.
Peu penser.
Je regarde la vie contenue dans un seul brin d’herbe,
L’architecture d’une fleur dont j’ignore le nom,
la perfection de ses pétales, un scarabée courant
se réfugier dans l’espace clos
d’une pomme de pin.
Je converse avec le pin qui abrite une nuée d’oiseaux.
Et avec les balles qui sifflent et envoient leur plumage
au ciel.
D’où viennent-ils ?
Qu’ont-ils vu ?
Et toi, vieux pin, que ferais-tu à ma place ?
Reprends ton souffle, idiot.
Et cesse de te tourmenter.
Qui te tuerait, hein ? Qui tuerait le vieil Elmachi
assis sur sa souche ? Face au ciel. Face à rien.
Avec un peu de chance, tu n’es même plus visible. (p.107)
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Est-ce cela, vieillir ?
Mieux voir hier qu’aujourd’hui ?
Mieux voir jadis que maintenant ?
Chercher à oublier mais tout voir revenir ?
Le passé est une bombe. Il explose.
Eux, c’est ce qu’ils nomment oubli, qu’ils nomment
vieillir.
Il bruine.
Tandis que moi, je sens des tas de choses bouger,
M’appeler et venir à moi. Elles bougent.
Et en même temps, de toutes petites particules mordorées et
À peine perceptibles dansent aussi,
Mais au-delà,
Au-delà de ces eaux noires où le passé resurgit,
Au-delà de la mémoire. Elles dansent, Sarah, dans un lieu
Où je ne peux ni les atteindre ni les toucher. Et pourtant,
Quand je pense les avoir perdues et qu’elles me filent entre
les doigts, elles reviennent, tourbillonnant derrière mes
souvenirs, derrière la mémoire. Je les sens. Toute une galaxie
de particules insaisissables composées de millions et de
millions de moments, lieux, odeurs, douleurs, visages, mots
et silences qui ont empli ma vie. (p.70)
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Vidéo de Antoine Wauters
À l'occasion de la 25ème éditions des correspondances de Manosque, Antoine Wauters vous présente son ouvrage "Le plus court chemin" aux éditions Verdier. Rentrée littéraire automne 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2887254/antoine-wauters-le-plus-court-chemin
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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