« Nous sommes tellement noirs et tellement beaux que ça les déprime » .
« Regardez bien . J'ai enfin seize ans en ce printemps 2001. Combien de centaines d'ancêtres vécurent un moment pareil . »
« Les anciens disaient : « L'âge est un état d'esprit » .
Trois extraits de ce beau roman aux mille et une facettes qui donne voix avec tendresse et profondeur à une famille afro-américaine , de la classe moyenne dont Mélody , seize ans , son prénom sonne comme un morceau de musique .
Nous sommes à Brooklyn, printemps 2001.
Tandis qu'elle fait son entrée sur une musique de Prince , resplendissante dans sa robe blanche , à sa joie se mêle un sentiment de tristesse dont l'origine imprègne et se confond avec l'histoire de ses proches : d'abord celle de sa mère Iris qui , enceinte au même âge n'a pu célébrer la fin de son adolescence.
Cette robe blanche fut cousue , seize ans , auparavant pour Iris, qui n'eut jamais l'occasion de la porter .
Ou de sa grand- mère Sab, ancienne institutrice dans une école catholique , qui a dû tout quitter car sa fille n'était pas devenue « Une femme comme il faut » …
Au fil des confessions et des témoignages , l'auteure recompose avec beaucoup de sensibilité le puzzle familial , réminiscences douloureuses , du massacre de Tulsa en 1921 jusqu'aux attentats du 11 septembre :
Plusieurs générations de femmes marquées très profondément par la ségrégation raciale et le racisme , auxquels la génération de Mélody n'échappe toujours pas.
« Je porte cette élimination .Iris la porte en elle.
Et , tandis que je regarde ma petite- fille descendre l'escalier , je sais qu'elle l'a porte aussi » …
L'auteure donne la parole à d'inoubliables figures à travers une mosaïque d'impressions , un méli- mélo de réminiscences , de souvenirs douloureux à travers la grossesse d'une adolescente, au sein d'une société et du regard porté sur la couleur de sa peau …
: Les ambitions avortées ,ou déçues , les espoirs et la violence , les rêves idiots , les rêves d'une douceur puérile , et surtout la question des choix auxquels chacun est confronté , le jour où ceux - ci se heurtent à la maturité et au recul nécessaire ——-l'amour aussi et la fureur de vivre ——-les sacrifices à faire pour échapper à son destin.
La prose est poétique , sensuelle, aérienne , musicale, virevoltante , avec tout un art de répétitions et de listes .
Un roman très agréable à lire regorgeant d'impressions fugaces , intimes, de souvenirs tenaces , aux destins marquants , mêlés à l'Histoire d'un pays , pétri de sensibilité .
« Pendant que nous dansons , je ne suis ni Mélody , qui a seize ans , ni la fille autrefois illégitime de mes parents .je suis un récit , une histoire presque oubliée . Dont on se souvient . » .
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Dans son dernier roman, Jacqueline Woodson brosse une mosaïque d’impressions, un puzzle de réminiscences. Sa prose est sensuelle, poétique, aérienne, avec un art des listes et des répétitions.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Jacqueline Woodson continue de mettre en scène la classe moyenne afro-américaine à travers la grossesse d'une adolescente et plusieurs générations de femmes.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
« Les blancs sont venus avec leurs torches et leur fureur . Ils les ont encerclés dans leurs voitures, ils ont braillé, ils les ont appelé « nègres » comme s’ils les appelaient par leur nom, Ils ont anéanti la vie et les rêves de ma famille .
Du coup, ma maman m’a appris tout ce que je sais sur la nécessité de garder ce qu’on a.De s’accrocher à ses rêves » …p92.
- Personne ne m'avait prévenue. Voilà pourquoi j'aborde le sujet. On peut en parler. Lorsque j'étais enceinte de quatre mois, j'ignorais que la maternité était l'aboutissement de la grossesse.
- C'était évident.
- Bien sûr. Je le sais maintenant.
- Comment tu pouvais ne pas être au courant ? Tu sais quoi... laisse tomber. Je ne te comprends pas."
L'orchestre s'échauffait avec Jeannine, I Dream of Lilac Time. J'entendais les paroles que chantaient mon grand-père et le petit frère de Malcolm. Une voix aiguë, l'autre sourde. Une voix jeune et hésitante, l'autre cassée, claire, grave. Je fermai les yeux une minute. C'était une vieille chanson, plus vieille que tous ceux qui se trouvaient dans la maison. Lorsque le trompettiste exécuta un solo qui s'éleva à la place des voix, il me sembla que mes côtes s'entrechoquaient. Il exprimait tant de choses. Juste. Tant. De choses. J'avais envie de confier à Iris : "On dirait que la musique tente de s'échapper dans l'éternité d'un être." Je lui lançai un regard : elle se rongeait l'ongle d'un pouce, son sourcil gauche tressaillait, signe de tension.
"Je l'ai dit à Aubrey, reprit-elle, ôtant le doigt de sa bouche pour l'examiner. Ensuite, nous avons fait comme si de rien n'était pendant quelques mois. Nous étions deux gamins qui s'imaginaient que cela disparaîtrait si on l'ignorait. Je t'ai cachée, jusqu'à ce que ça ne soit plus possible, en portant les chemises de ton grand-près à qui je racontais que c'était à la mode.
- Tu voulais faire une fausse couche ?
- J'étais une enfant, Mélody. Plus jeune que toi maintenant ! Je voulais que tu naisses. Je voulais te serrer dans mes bras. Je n'en revenais pas que ce soit vrai : qu'on pouvait faire l'amour avec un homme et que ça fabriquait un être humain."
A mon arrivée à Morehouse College en 1962, j'étais un sprinter de dix-neuf ans qui n'avait jamais couché avec une femme. J'en avais envie, la question n'était pas là. Je savais que des filles vous laissent leur faire des trucs, mais je n'en connaissais pas. Mes copains buvaient un peu d'alcool puis parlaient à n'en plus finir de ces filles, sauf que j'avais du mal à distinguer le vrai du faux dans ce qu'ils racontaient. Je bassais, je courais mes 400 mètres, je recevais quelques médailles et j'ai décroché un diplôme de comptable. Je ne rêvais ni de Jeux olympiques ni de compétitions. Je courais pour courir. Pour sentir ma respiration et le vent dans mes oreilles. Rien n'est comparable à un de 400 mètres : du muscle, du souffle, de la puissance. Ensuite c'est terminé, et on a ça derrière soi - une course de plus à chronométrer parmi les autres. Parfois une médaille de plus. Une nouvelle année d'études financée par l'université. Mon diplôme en poche, j'ai emballé mes crampons de sprint dans une vieille taie d'oreiller et je les ai rangés. Grâce à Morehouse, j'ai entendu parler d'une entreprise appartenant à des Noirs qui recrutait; j'y suis allé en bus, j'ai obtenu le boulot et, le premier jour, la plus belle file que j'ai jamais vue a franchi la porte, cherchant un cousin qu'elle était censée retrouver.
Mince ! Je mourais d'envie de sauter de ma chaise et de lui crier : "S'il te plaît, ma jolie, laisse-moi jouer le rôle de ton cousin !".
Je vous jure que j'ai pensé chercher ce cousin et en faire mon meilleur ami, aussi vrai que je m'appelle Sammy Po"Boy Simmons.
Les Blancs sont venus avec leurs torches et leur fureur. Ils les ont encerclés dans leurs voitures, ils ont braillé, ils les ont appelé "nègres" comme s'ils les appelaient par leur nom. Ils ont anéanti la vie et les rêves de ma famille. Du coup, ma maman m'a appris tout ce que je sais sur la nécessité de garde ce qu'on a. De s'accrocher à ses rêves. De garder son argent. Je sais qu'on le conserve en rouleaux de pièces de 25, de 10 et de 5 cents, parce que les billets de banque brûlent. Et quand il y en a trop, on trouve les hommes qui vendent des lingots. On les emporte. On les cache sous les lattes du plancher ou en haut des armoires. On les range dans le congélateur où ils deviennent blancs à cause du froid. Et tous les jours de sa vie, on répète à son enfant : "Ne me laisse pas mourir sans que tu saches ce qu'il y a pour toi dans la maison. Quelque chose dont tu auras besoin".
Depuis que j'avais su l'appeler maman, elle me disait : "Sabe, garde ce que tu as." Malgré mon grand âge, je me rappelle les questions que je lui posais, petite, sur mes dents. Chaque fois qu'il en tombait une, je lui disais : "Maman, elle est à moi. Je dois la garder." Ca me fait rire maintenant. Ma maman - Dieu la bénisse - répondait : "Ne t'inquiète pas pour tes dents. Je les ai. Je les garde pour toi." J'imagine qu'il y a un bocal rempli de mes dents de lait quelque part dans le monde.
J'ai gardé le pull du Spelman College de ma maman. Je l'ai porté dès le premier jour où j'y suis allée et je l'ai toujours. J'ai gardé le stéthoscope de mon papa jusqu'à l'hiver où, le sortant de son étui, j'ai découvert le caoutchouc désintégré en bouts collants et le disque piqueté de rouille. C'était apparemment tout ce que je gardais d'eux, des souvenirs de feu et de fumée. Et aussi l'or qu'ils ont mis de côté pour moi. Cet or, tous -mes grands-parents, ma maman, mon papa, même le frère et la femme de mon grand-père- croyaient dur comme fer qu'il était indestructible. Qu'en avoir, c'est être en sécurité le reste de sa vie, à condition de le cacher.
On parle de la "cuillère en argent" dans ce pays mais, en vérité, la cuillère, c'est ,l'or. Solide. Empilé en haut et partout. C'est comme ça qu'il faut faire si on est de couleur, noir, négro, café au lait ... quel que soit le nom qu'on donne à la couleur, pour peu qu'elle ne soit pas blanche.
Moi, je vous le dis,la poésie de Dunbar avait quelque chose qui nous faisait rire, encore et encore.
Des noirs qui essayaient d'être très convenables, parler comme des blancs et tout et tout. Je faisais rire Po'Boy quand je lisais les poèmes de Dunbar exactement comme cet homme aurait voulu que je le lise. Et Po'Boy s'exclamait : Vous voyez comment elle s'en sort, ma Sabe, avec ces poèmes. Plus douée qu'elle, il y a personne .
Tous les deux, on adorait la manière d'écrire de Dunbar. En fait, il disait : Est-ce qu'on peut simplement être qui on est ? Est-ce qu'on peut simplement enlever nos masques et rire, danser, manger, parler ? P 114
Jacqueline Woodson - Un autre Brooklyn