Dans les années 90, mais aussi avant et après, la Chine est un triste et révoltant grenier à petites orphelines. Traditions cruelles, arriérées et inhumaines, ou politique de
l'enfant unique, ou encore ignorance des jeunes filles face aux risques de tomber enceinte, les raisons sont multiples mais le résultat final est toujours tragiquement subi par les bébés filles.
La dévalorisation du sexe féminin est ancrée depuis des millénaires et c'est pourtant d'une femme que l'on attend le devoir sacré de donner naissance à un garçon, un héritier mâle !
Plus les villages sont pauvres, moins les filles ont de chance de pousser leur premier cri ou si la pitié amène à ne pas aller jusqu'à leur ôter la vie, elles seront abandonnées, peu importe où, parfois dans le froid hivernal qui peut être rapidement fatal pour un nourrisson. Dans les campagnes, tuer les filles allait de soi.
Meurtries, les mères et les filles le sont, victimes et impuissantes à faire entendre leur amour maternel ou leur droit de vivre près de leur mère biologique. C'est pour atteindre et apaiser, si possible, les coeurs de toutes ces petites filles adoptées dans le monde entier que
Xinran va au-delà de sa propre douleur et nous évoque ces récits tragiques. Ces histoires, dramatiques, bouleversantes, crient la profonde détresse ressentie par ces mères contraintes par de multiples forces non défendables à abandonner leur enfant.
Tourmentée, l'auteure l'est aussi en nous dévoilant une autre forme d'absence maternelle qui la hante depuis sa naissance. Alors qu'elle n'a pas été abandonnée, elle vit avec le désir inassouvi d'être serrée dans les bras de sa mère. Cette douleur enfouie la décide, après des années, à prendre la plume pour tenter de donner quelques images du profond chagrin éprouvé par toutes ces mères naturelles qu'elle a rencontrées à travers la Chine. Ces fragments de coeurs brisés disent aux petites
chinoises combien elles sont aimées, malgré tout.
L'émotion monte au fil des récits.
- Jeunesse ignorant les conséquences de l'amour, une jeune fille sera à jamais meurtrie par son passé.
- Dans une région très pauvre, dans un pays où les coutumes sont multiples et tragiquement absurdes, une petite fille ne sera pas un enfant. Elle ne représente qu'une bouche inutile à nourrir qui ne peut brûler l'encens sur l'autel des ancêtres. Elle n'apporte pas de terres supplémentaires à cultiver et finit donc…je ne désire même pas l'écrire tellement c'est effroyable.
- Que dire sur l'histoire de la sage-femme qui doit mettre au monde des héritiers mâles ? Son salaire en dépend. Son concours était également requis lorsqu'on ne pouvait pas remercier les esprits d'avoir offert un garçon pour perpétuer la lignée.
- Et ce quai de gare qui laisse apparaître une petite fille en train de former une orchidée avec ses petits doigts ? L'envie de courir la chercher et la serrer dans ses bras.
La secousse émotionnelle continuera avec les orphelinats dont aucunes archives ne seront jamais consultables car inexistantes jusqu'aux années 90. C'était d'ailleurs davantage des mouroirs pour bébés, sans moyens, sans habits, sans nourriture adéquate. L'ouverture à l'Occident a contribué à leur amélioration en vue des adoptions internationales. Mais les difficultés rencontrées par l'auteure pour obtenir des informations à ce sujet montrent la volonté du gouvernement de passer sous silence tous renseignements sur les adoptions. Elle se heurte à la prudence et la peur des personnes travaillant dans les orphelinats. La critique des agissements de l'État n'est pas de mise en Chine !
Xinran développe toutes les circonstances qui lui ont permis de collecter ces confidences si intimes, si bouleversantes, si personnelles et parfois si honteuses. Bien ancrées dans le réel, elles ne sont que plus effroyables. le chagrin de donner naissance à des filles transperce. La souffrance aigüe de la séparation, l'ignorance totale du devenir de leurs bébés témoignent des réalités de ces abandons. C'est un poids, comme des milliers d'enclumes. Il y a aussi l'abomination de condamner ces mères, sous prétexte qu'elles n'ont pas d'instruction, à ne rien éprouver lorsqu'on les prive de leurs filles.
Ébranlée, bouleversée, écoeurée. Comment ne pas faire le parallèle avec les petites filles qui sont venues au monde, à la même époque, chez nous ?