Cette année, le lauréat du prix Pulitzer n'est autre que
Richard Powers pour son roman
L'Arbre-Monde.
Fun fact : ce même
Richard Powers désignait en 2006 l'américain d'origine taïwanaise
Charles Yu comme l'écrivain de moins de 35 ans le plus prometteur du moment.
En France pourtant,
Charles Yu reste (trop) peu connu malgré son rôle de scénariste sur la série Westworld de la chaîne HBO. Heureusement, les courageuses éditions Aux Forges de Vulcain — auxquelles on doit déjà la découverte de
Thomas Spok et son
Uter Pandragon — ont entrepris de le traduire dans la langue de
Molière avec
Guide de survie pour le voyageur du temps amateur et, en ce qui nous concerne aujourd'hui, son premier recueil de nouvelles
Super-héros de Troisième Division.
Surprise,
Charles Yu ne va jamais là où on l'attend.
Super-héros ordinaire
Commençons donc par nous intéresser à la première nouvelle de l'ouvrage qui lui donne également son titre :
Super-héros de Troisième Division.
Une nouvelle cruciale puisqu'elle doit agripper le lecteur en 28 pages et mettre en avant les particularités de son auteur afin de donner l'envie au lecteur de poursuivre l'aventure.
Dans
Super-héros de Troisième Division,
Charles Yu imagine un monde où le super-héros est un fait banal du quotidien et où il existe des écoles pour gravir les échelons du super-héroïsme. Problème cependant, tout le monde ne peut pas être un super-héros car malgré ce que voudrait nous faire croire une certaine déclaration célèbre, les hommes ne naissent pas vraiment égaux.
Humidito peut vous le confirmer. Comme son nom l'indique, ce jeune homme ne peut ni voler ni déplacer les objets à distance ni même lire dans les pensées. Non. Humidito peut au mieux condenser l'humidité ambiante pour rafraîchir ses coéquipiers. Ce qui, franchement, n'est pas d'une grande utilité au quotidien il faut l'avouer.
Cela n'empêche pourtant pas Humidito d'avoir sa carte de Gentil et d'aspirer à entrer en Première Division, le top du top en matière de super-héros. Un rêve inaccessible…ou presque.
Charles Yu, non content de prendre son sujet avec humour, redessine en fait notre propre monde grâce à un décalque super-héroïque. Humidito n'est qu'un monsieur tout le monde qui rêve d'être extraordinaire comme la plupart des êtres humains aspirent à devenir remarquables.
Super-héros de Troisième Division utilise ce prétexte pour mélanger presque à part égal humour et tristesse à propos de l'échec d'un homme devant la grandeur de ses rêves. Plus fort encore, il nous parle de réussite sociale et du conditionnement de notre entourage par rapport à cette réussite.
Comment sommes-nous perçus par nos proches lorsque l'on n'a aucun talent pour soi ? C'est un constat sur la médiocrité ordinaire écrit avec tendresse, où tous ces super-héros (à la Hero Corp) qui ne seront jamais en tête d'affiche vendraient leur âmes pour parvenir au sommet.
Voilà une mise en bouche des plus excitantes pour la suite.
Caméléon de la forme explorant les possibles
La suite d'ailleurs confirme toutes les bonnes choses entrevues dans cette première nouvelle.
Charles Yu explore les possibilités de ses univers avec une intelligence sidérante en y mêlant humour, tristesse, mélancolie et cynisme.
Dans Plan-épargne Retraite, le lecteur évolue dans un monde étrangement Orwellien où tous les noms semblent devenus des produits ou des slogans, où le narrateur se doit de partir en séjour d'Expériences Authentiques avec option Véritable Mise en Danger pour se libérer du quotidien où l'on rêve de Berline-Cinq-Portes et de Relativement Belle Vie. L'asphyxie règne et plus personne ne semble libre, coincé entre médiocrité et banal, avec une bonne rasade d'humour noir.
Cette vision absurdement réaliste de la vie moderne se retrouve également dans L'Homme qui devint lui-même où, comme son nom l'indique, un homme redevient ce qu'il a toujours été (mais sans s'en apercevoir) dans un délire ouvertement Kafkaïen, ou dans Mes Derniers Jours en tant que Moi avec laquelle
Charles Yu redéfinit la cellule familiale à l'aune d'une perpétuelle sitcom à la fois angoissante et émouvante.
Dans cette dernière, l'écrivain utilise la forme de son texte pour donner du poids au fond de son histoire. La narrateur, Moi, doit survivre à l'évolution de sa famille, Ma Mère et Mon Frère, selon un script télévisé où les émotions apparaissent en italique et entre crochets comme si la chose était trop pudique pour être écrit en gras comme elle le mériterait.
Ici,
Charles Yu entame également sa réflexion sur la mélancolie et sur le non-événement, mais surtout, sur la difficile relation entre une mère et son fils (un angle qui n'est pas sans rappeler
Ken Liu dans
La Ménagerie de Papier).
La mère constitue d'ailleurs le sujet central de plusieurs autres textes.
Réalisme explique comment un fils s'avère incapable de s'aligner sur un livre lu par sa mère pour rapporter leur histoire commune, une réflexion qui sera poussée à son paroxysme dans la sublime et poignante Matière autobiographique brute qui ne saurait être exploitée pour créer une fiction où le narrateur (un double à peine voilé de
Charles Yu) raconte son immense tristesse devant l'impossibilité de raconter l'histoire la plus importante de sa vie : celle de sa mère. Terriblement beau et intelligent dans sa forme avec son accumulation de fragments textuels comme autant de cailloux au bord du chemin de l'existence, la nouvelle clôt ce recueil avec brio.
Amours mathématiques
Entretemps,
Charles Yu a continué ses expérimentations avec la remarquable Problème sur l'étude de soi-même où l'amour d'un mathématicien pour une femme ordinaire nous est présenté sous la forme d'un problème scientifique sans cesse complexifié, ou encore avec 32,05864991 % où l'auteur s'amuse avec la vieille rengaine « L'homme vient de Mars et la femme de Vénus » pour livrer un texte sur l'espoir fané et les blessures enfouies à partir d'une blague archi-connue. Un petit tour de force à la puissance émotionnelle épatante.
L'émotion figure d'ailleurs toujours entre les lignes pour Florence avec cet étrange immortel vivant seul sur une planète et qui attend God…Tina en restant incapable de voir l'amour d'autres personnes ou même de prendre de vraies décisions pour changer son état de mélancolie avancée. Les années glissent sur lui comme des secondes et l'univers s'essouffle sans possibilité(s) de retour. Toujours audacieux,
Charles Yu expérimente dans la forme comme dans le fond, mélange styles et genres tout en restant fidèle à son principe fondamental : l'humain.
C'est indéniable,
Charles Yu est (et sera) un auteur incontournable. Brisant les barrières de la science-fiction et du fantastique pour s'abreuver aux émotions bruts de ses personnages, l'américain joue les apprenti-sorciers à travers des textes aussi protéiformes que denses qui regorgent d'intelligence et de bonnes idées. Et cela sans jamais oublié la chaleur et l'humain, la mélancolie et l'humour. Incontournable en somme.
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